Je m'installe pour la deuxième fois au carrefour de la Praça dos Poveiros, dans un bar dont la terrasse est chauffée : Nuances tropicais. Le vin est bon et bien servi, l'assiette de frites généreuse.
Je regarde les gens passer. Les jeunes filles en boutons qui dardent, les mères démonstratives dans leurs marques d'affection à la progéniture vagissante, les vieux seuls avec ou sans canne, avec ou sans misère. Des mouettes font leur tournée du paysage replié par le soir. Des scooters vrombissent. Des chats en catimini flairent le trottoir.
Je m'étonne que les automobilistes (qui appuient sur le champignon car il n'y a pas de zone trente ni cinquante) s'arrêtent aux passages protégés avant que les piétons ne s'engagent. Une leçon à prendre pour le chauffard impénitent que je suis...
Je m'étonne du calme sans violence souterraine prête à défigurer. A ce carrefour et partout dans la ville. Je ne perçois pas de tensions communautaires comme à Bordeaux, cité suave comparée au cauchemar du 93.
Qu'est-ce à dire ? J'empesterais le fagot si j'avançais, imprudent ou naïf, que la faible présence des rebeus y est pour quoi que ce soit... Cependant, cependant... J'ouvre les yeux et ma pensée pour corriger ce que je pourrais ressentir comme ressent le moindre quidam avec ses préjugés. Le vrai et le ressenti ne sont pas qu'une donnée météorologique...
Je crois, avant de me forger une opinion mûrie au temps éprouvé, que l'exclusion n'est pas à Porto structurée comme dans nos villes livrées au fouet du bourreau dont Baudelaire s'émouvait. (Baudelaire, ce dangereux réactionnaire, comme Flaubert, Maupassant, Gauthier, Nerval, tant d'autres...) La pauvreté a des représentations plus archaïques : le clochard, le vendeur à la criée de billets de loterie, le joueur de piano à bretelles aux touches écaillées comme la marée du jour, le réparateur de parapluies, la vieille fripée au porche des églises, le cul-de-jatte sur son fauteuil qui n'est pas électrique et qui attend, qui attend, toujours à la même place, toujours avec la même absence de gestes.
A propos d'église, justement, igreja en portugais. Celle des congregados près de la Praça da libertade. J'y suis entré, assailli, suffoqué par trop de moulures, de dorures et d'encens sulfaté. Comment prier Dieu là, en cette profusion qui assassine tout regard porté aux travers? Où trouver le dénuement qui conduirait au recueillement, à l'ascèse sans laquelle rien ne se peut proférer à l'au-delà s'il en est un qui existe ?
J'y ai vu de vieilles personnes piquetées déjà du vert-de-gris de la mort mais nippées de soie raide, tavelées comme si les Enfers déjà les avaient happées, et c'étaient des génuflexions, des égrainages de chapelet, des signes de croix auxquels ne manquaient que les aspergesme car le bénitier créchait trop loin de leurs petits pas. Aucune en sortant n'a donné son obole au fantôme dépenaillé qui tendait la main.
Quoi d'autre dans ce brassage de la vie pétrie par les hasards qui enchantent ou saignent le chemin que nous avons à faire puisque c'est notre travail tant que nous sommes de ce monde dépecé ? Un vers peut-être, du poète Antonio Ramos Rosa : "Comment rassembler l'obscur dans l'évidence des mots ?"
Chercher l'obscur, l'opaque, le marécage ineffaçable des suints, ce qui se révélera plus tard si on a ordonné à sa volonté de faire ce travail de patience, chercher cela plutôt que la lumière qui pourrait nous tromper avec ses évidences sans arrière cour, sans bas fond.
Continuer ce combat dévorant tant que mon coeur restera debout.
image igreja dos congregados helloguideporto.com
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