1935. Jean des Bories rentre de la chasse avec son chien. Lequel découvre dans un fourré une source qui ressemble à un bassin artificiel. L'eau n'y a pas sa consistance habituelle. Sa "saveur est plate, morte, un peu comme de l'eau bouillie." Jean des Bories ne résiste pas au désir forcené de s'immerger dans cette source inconnue. Au même moment, un orage gronde sur la campagne. Au même moment, apparaît le souvenir de l'ami d'adolescence, Marescot et sa vie désormais parisienne, loin des paysages du Périgord.
Lorsque Jean des Bories revient à la surface du monde, son corps est pris de violents soubresauts. Le silence comme les bruits épouvantent les oiseaux. Quelle est cette étrange fixité qui métamorphose tout à l'entour ? Pourquoi les objets en métal s'effritent-ils dès qu'on les touche ?
"Ici, je veux tout raconter et n'expliquer rien.", écrit Lucien Ganiayre. C'est que, de retour au village où il est instituteur, Jean des Bories réalise qu'il est maintenant seul sur la Terre. L'humanité n'a pas disparu sans laisser de traces comme dans le roman Dissipatio de Guido Morselli. Elle est seulement figée dans le mouvement ordinaire de la vie, à la façon d'un vaste musée de figurines en cire. Cet arrêt sur images, cette suspension du souffle et du sang pétrifient le lecteur. Les descriptions de femmes à la toilette ou d'artisans stoppés net dans les gestes coutumiers du travail inventent un état intermédiaire dans le processus évolutif de l'espèce. Ce n'est plus la vie. Ce n'est pas encore totalement la mort. La preuve... mais chut ! point trop ne faut en dire...
Jean des Bories, souvent terrorisé par les pulsations caverneuses de son corps et les innombrables délitements du réel, apprivoise tant bien que mal sa vie de Robinson. Les mots, par le biais de journaux retrouvés et Phèdre de Racine, lui évitent de sombrer tout à fait dans le naufrage de la raison. " Je possédais, avec mes sept journaux, mes revues et mes deux livres, cent quatre-vingt mille mots. J'étais leur maître. Je jouais d'eux. Ils peuplaient ma chambre et l'éclairaient de leurs feux dociles que j'allumais et éteignais à mon gré."
Jean des Bories rallume encore l'histoire de son amitié avec Georges Marescot, jeune lettré mal à l'aise dans son siècle, avec des postures élégantes à la Chateaubriand. Elle commence par une bagarre sous le préau de l'école supérieure. Une bagarre trouble, ambiguë dans la proximité des corps. Celui du citadin raffiné et celui du paysan rustaud.
L'instituteur décide alors de retrouver son ami. Il entreprend un long voyage à Paris en remontant la Dordogne jusqu'à l'estuaire, puis en longeant la côte Atlantique, puis en suivant les infinis méandres de la Seine. Chemin faisant, il fait la rencontre d'une loutre vivante à qui il ne manque que la parole pour partager les solitudes. Mais, chut encore ! Le lecteur saura bien assez tôt ce qui arrive.
De même qu'il saura bien assez tôt ce qui se passera dans l'immense fourmilière parisienne qu'il faut fouiller quasiment quartier par quartier. Avec les précautions d'usage. Un simple frôlement peut entraîner des catastrophes. Mais d'où vient cette ritournelle jouée au violon que croit entendre Jean des Bories ? Que se passe-t-il sur la péniche à quai, dont le pont est balayé par un marin immobile ?
L'orage et la loutre de Lucien Ganiayre est un roman rare par son étrangeté et la précision de sa construction. L'auscultation des corps livrés à tous les tumultes, proche d'un rapport de médecine légale, conduit le lecteur au bord de la suffocation. Les pages sur l'amitié taiseuse, forcément taiseuse, en opposition à l'amour forcément bavard avec ses serments sans cesse renouvelés, sont également d'une grande puissance.
Le destin du livre, publié aux éditions du Seuil en 1973 sept ans après la mort de l'auteur et passé inaperçu, ajoute à l'admiration que quelques-uns lui portent. Les éditions de l'Ogre l'ont réédité en 2015. En espérant que cette perle à nulle autre pareille en son eau trouble connaîtra un avenir plus favorable.
Ps : Sur ce thème de la disparition de l'humanité à la suite d'événements inexpliqués et racontée par un unique survivant, on notera aussi Le dernier monde de Céline Minard (Denoël puis Folio, 2009) et Le mur invisible de Marlen Haushofer (Actes Sud et Babel, 1985).
images babelio.com
Portrait de Lucien Ganiayre
Ps : Sur ce thème de la disparition de l'humanité à la suite d'événements inexpliqués et racontée par un unique survivant, on notera aussi Le dernier monde de Céline Minard (Denoël puis Folio, 2009) et Le mur invisible de Marlen Haushofer (Actes Sud et Babel, 1985).
images babelio.com
Portrait de Lucien Ganiayre
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire