Lorsque
j’entends mes sœurs parler de toi, j’ai souvent le sentiment que rien n’est
vrai de ce qu’elles racontent. Et elles le savent. Et elles y croient d’autant
plus qu’elles le savent. L’invention de la mère résiste à la mort. As-tu
seulement dit avant de passer que tu étais dans les bras du Seigneur ? Mes
sœurs se sont-elles comme moi représenté mentalement cette image ?
Ont-elles pensé à ton corps vieux emmailloté dans des bandelettes comme on
emmaillote le corps d’un bébé dans ses langes ? Ont-elles pensé à
l’épanchement préalable de tes vieilles humeurs par tes vieux orifices ? Auraient-elles
seulement supporté d’y penser ?
Il faut avoir
longuement cheminé dans les coulisses de la solitude pour supporter des pensées
pareilles.
Cette
expérience me fait répéter haut et fort merci maman de m’avoir abandonné. Je
l’ai instinctivement senti quand, après des recherches administratives, j’ai
décidé de te retrouver. J’allais avoir vingt-quatre ans. Mes sœurs étaient plus
jeunes mais une avait déjà deux petits et vivait dans une tour. Notre frère
était encore quasiment un enfant et je ne me souviens pas de sa présence. Du
reste, je ne me souviens de rien.
Comment ton
corps et le mien se sont-ils tenus lorsqu’ils se sont aperçus ? Quelles
paroles ont réussi à franchir le pas de nos lèvres ? Suis-je resté debout
les bras ballants sans savoir où les mettre ? Me suis-je assis ?
Une image me
reste pourtant. La table de la cuisine. Un plat de viandes que tu préparais en
grande quantité. Une des sœurs au moins t’aidait cependant que les autres, tout
à leur étonnement de me voir, minaudaient et pouffaient.
La tentation
est grande de faire de ces préparatifs une scène de genre. Une scène ou une
cène. Pour l’accueil. Le mien. Pour une fête. La nôtre. La viande sans doute
était rouge avec des veines blanches. De longs couteaux la découpaient (imaginer
quelque reflet pâle sur les lames graisseuses) et tes mains la versaient dans
des plats de réserve avant la cuisson. Cependant qu’au frais une julienne de légumes du jardin, il y avait
un jardin devant les gravillons de l’entrée, attendait de passer à son tour au
bain d’huile.
Je n’ai
évidemment aucun souvenir du repas. S’y est-il dit quelque chose d’un peu
particulier ? Ou, au contraire, le moment étant tellement rare, propice à
toutes sortes d’émotions qui auraient pu gêner, chacun est-il resté sur le
terrain presque neutre du banal ?
La vérité,
s’il en est une, doit se situer entre les deux hypothèses. Ton mari ombrageux,
en tant que maître présumé de la maison, m’aura posé deux ou trois questions. Sur
mes études et mon travail. Sur la grande ville où je m’étais installé, dans
laquelle autrefois il s’était rendu, pour quelques heures seulement, et la
démesure de tout l’avait égaré. Mes sœurs, mal à l’aise, ont peut-être encore
pouffé et il aura fait les gros yeux, qu’il avait bleus et coupants.
Puis
quoi ? Il est vraisemblable que j’aie bu un verre de trop, que j’aie
bafouillé mon embarras et qu’autour de la table tout le monde m’ait souri. On
comprenait. On ne me comprenait pas mais on comprenait. Ce n’était pas facile.
Après toutes ces années. Cette vie séparée ne rendait pas facile d’avoir des
mots en commun.
Bref, nous
étions des étrangers. Sans mots à partager, c’est toute une langue qui nous
manquait.
image 1 charentelibre.fr (quartier Ma campagne à Angoulême)
image 2 bien-estimer-safti.fr (pavillon du quartier Ma campagne dans les années 70)
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