L’invention
toujours, de soi et des autres. Mais comment m’as-tu inventé quand tu es sortie
de la maternité ? Comment ce que tu inventais de toi a façonné mon
ébauche ?
C’était un
jour quelconque d’octobre et il n’y avait pas de maison blanche. Les rues se
succédaient sans impasse ni chausse-trape. Les voitures arrêtées aux feux
rouges ronronnaient selon leur habitude. Les conducteurs se grattaient le nez.
Les conductrices levaient un œil vers le miroir de courtoisie. Et l’attente ne
pesait rien. Et le ciel bas ne se dressait pas comme un mur.
Sur le
trottoir où le pavé luisait, tu te hâtais. Partir. Droit devant. Sans regarder
autour les gens qui s’étonnaient de te voir si décidée. Sans prendre le temps
de t’arrêter pour un café. Tu devais faire vite. J’étais le troisième enfant
que tu abandonnais et tu devais faire d’autant plus vite.
Fuir ?
Oh ! Fuir. Le mot ne te venait pas à l’esprit. Tu rentrais, c’est tout. La
tête vide. Tu n’aurais pas pu rentrer si tu n’avais pas eu la tête vide. Déjà
tu ne te souvenais plus des mots de l’assistante sociale de la maternité quand
elle est venue me chercher. M’as-tu regardé une dernière fois ? As-tu
senti des nœuds dans ta gorge ? Non et non. Tu étais trop lasse. Un
mauvais virus avait failli t’emporter quinze jours avant ma naissance.
Je suis né
aussi de ce virus-là. Il s’est endormi dans un repli de ma chair et s’est
réveillé au bout de dix ans. Il m’a fait voir plus verte l’herbe des prés et la
profondeur des combes. Il a déformé la tête des mantes avec des yeux globuleux.
Il ne m’a jamais quitté. Mes mots sont un peu les siens.
Dans le train
qui t’a ramenée, après la trop lente traversée des banlieues, l’accélération a
mis des rougeurs à tes joues. Tu te sentais mieux malgré des douleurs au bas du
ventre. Tu as somnolé, un rêve a commencé, et tu t’es penchée vers mon berceau
dans une pièce en longueur dont tu ne distinguais ni porte ni fenêtre. Une
ombre, à ce moment précis où tu te penchais, sera tombée du plafond et m’aura
recouvert comme un éteignoir.
Tes bras ont
étreint le vide et tu as poussé un cri. C’était la nuit dans le wagon. Quelques
voyageurs se sont retournés et tu as cru qu’ils ricanaient. Puis le sommeil t’a
étourdie jusqu’à l’aube. Tes jambes, d’avoir marché si vite pour aller à la
gare, avaient enflé. Le sang battait lourdement à tes tempes.
Dans moins
d’une heure, tu serais assise dans la cuisine de ta demi-sœur avec un grand bol
de café pour te réchauffer. Elle ne poserait pas de question. Elle n’était pas
de ce genre-là, à poser trop de questions. Elle ne romprait pas le silence qui n’en
finirait pas de parler.
Pendant ce
temps, un autre train me conduisait vers une maison basse du nord de la France.
Autre décor. Autres coulisses. Dans la neige de novembre à avril, les bœufs
figés dans les enclos, et les secrets suppuraient à bas bruit dans des chambres
trop froides. Je n’en sais pas davantage. Aucun nom de personne retrouvé ni de
lieu. Aucun registre où en chercher.
Mon existence
était blanche comme la neige était blanche.
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