dimanche 12 mai 2019

Merci maman de m'avoir abandonné (4)


Résultat de recherche d'images pour "saint georges des groseillers"L’invention toujours, de soi et des autres. Mais comment m’as-tu inventé quand tu es sortie de la maternité ? Comment ce que tu inventais de toi a façonné mon ébauche ?
C’était un jour quelconque d’octobre et il n’y avait pas de maison blanche. Les rues se succédaient sans impasse ni chausse-trape. Les voitures arrêtées aux feux rouges ronronnaient selon leur habitude. Les conducteurs se grattaient le nez. Les conductrices levaient un œil vers le miroir de courtoisie. Et l’attente ne pesait rien. Et le ciel bas ne se dressait pas comme un mur.
Sur le trottoir où le pavé luisait, tu te hâtais. Partir. Droit devant. Sans regarder autour les gens qui s’étonnaient de te voir si décidée. Sans prendre le temps de t’arrêter pour un café. Tu devais faire vite. J’étais le troisième enfant que tu abandonnais et tu devais faire d’autant plus vite.
Fuir ? Oh ! Fuir. Le mot ne te venait pas à l’esprit. Tu rentrais, c’est tout. La tête vide. Tu n’aurais pas pu rentrer si tu n’avais pas eu la tête vide. Déjà tu ne te souvenais plus des mots de l’assistante sociale de la maternité quand elle est venue me chercher. M’as-tu regardé une dernière fois ? As-tu senti des nœuds dans ta gorge ? Non et non. Tu étais trop lasse. Un mauvais virus avait failli t’emporter quinze jours avant ma naissance.
Je suis né aussi de ce virus-là. Il s’est endormi dans un repli de ma chair et s’est réveillé au bout de dix ans. Il m’a fait voir plus verte l’herbe des prés et la profondeur des combes. Il a déformé la tête des mantes avec des yeux globuleux. Il ne m’a jamais quitté. Mes mots sont un peu les siens.
Dans le train qui t’a ramenée, après la trop lente traversée des banlieues, l’accélération a mis des rougeurs à tes joues. Tu te sentais mieux malgré des douleurs au bas du ventre. Tu as somnolé, un rêve a commencé, et tu t’es penchée vers mon berceau dans une pièce en longueur dont tu ne distinguais ni porte ni fenêtre. Une ombre, à ce moment précis où tu te penchais, sera tombée du plafond et m’aura recouvert comme un éteignoir.
Tes bras ont étreint le vide et tu as poussé un cri. C’était la nuit dans le wagon. Quelques voyageurs se sont retournés et tu as cru qu’ils ricanaient. Puis le sommeil t’a étourdie jusqu’à l’aube. Tes jambes, d’avoir marché si vite pour aller à la gare, avaient enflé. Le sang battait lourdement à tes tempes.
Dans moins d’une heure, tu serais assise dans la cuisine de ta demi-sœur avec un grand bol de café pour te réchauffer. Elle ne poserait pas de question. Elle n’était pas de ce genre-là, à poser trop de questions.  Elle ne romprait pas le silence qui n’en finirait pas de parler.
Résultat de recherche d'images pour "boeufs dans la neige"Pendant ce temps, un autre train me conduisait vers une maison basse du nord de la France. Autre décor. Autres coulisses. Dans la neige de novembre à avril, les bœufs figés dans les enclos, et les secrets suppuraient à bas bruit dans des chambres trop froides. Je n’en sais pas davantage. Aucun nom de personne retrouvé ni de lieu. Aucun registre où en chercher.
Mon existence était blanche comme la neige était blanche.

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