Interrogeons
cependant l’effacement progressif du principe d’incertitude depuis la fin de la
deuxième guerre mondiale et l’avènement du développement économique et social
jusqu’aux années 1990 dans les pays les plus avancés. L’assurance de vivre plus
longtemps en bonne santé et en paix grâce aux progrès technologiques, couplée à
celle d’accéder facilement à des biens de plus en plus nombreux, a endormi le
sens critique de la majorité des citoyens. La mondialisation heureuse, selon le
dogme libéral, allait signer la fin de l’histoire sous l’estampille du risque
zéro. Ou, à l’opposé, selon le dogme marxiste, la révolution allait ouvrir à tous
les portes de la Cité radieuse.
L’actuelle
crise écologique et sanitaire a mis un terme provisoire à ces utopies
individualistes et collectivistes. Le principe d’incertitude revient
brutalement au-devant de la scène et plonge les sociétés dans le désarroi.
L’espérance de vie en bonne santé régresse. La promesse d’un avenir meilleur se
rétrécit comme peau de chagrin. Les terrorismes religieux gangrènent la planète
entière. La tentation du repli identitaire et la désignation de boucs
émissaires traversent tout le corps social. Les prophètes du bonheur en kit
comme ceux du malheur programmé par des instances occultes produisent à la
chaîne des charabias qui déroutent l’entendement.
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Essayons,
avec le secours de la philosophie, d’en démonter les engrenages qui mènent au
naufrage de la pensée complexe. L’émotion du désarroi, d’autant plus insécure
qu’il est diffus, constitue un préalable imaginaire à la perception des
phénomènes et biaise les liens de cause à effet. Ainsi, Nietzsche écrit dans Le gai savoir : « Comment une
interprétation saurait-elle être possible si, de toute chose, nous faisons
d’abord une image, notre image ? » Le phénomène perçu subit un double
rétrécissement. Par une représentation pré acquise de son objet et une
assimilation au sujet qui le perçoit. Les liens de cause à effet, qu’il
faudrait inscrire dans le vaste empan des continuités multiples, sont réduits à
un [morcellement arbitraire de quelques parties isolées].
Cet
arbitraire dénoncé par Nietzsche comme invalidant toute idée de logique est
prêt à toutes les manipulations pour imposer sa raison univoque, y compris
celle du négationnisme. Dans sa Métaphysique,
Aristote brocarde les Pythagoriciens qui comptaient tout par dix au point d’en
faire une théorie universelle. Lorsqu’un élément manquait dans leur perception
du réel, ils l’ajoutaient en prétextant qu’il était invisible. Le système
solaire ne comportant que neuf planètes, ils en inventèrent une dixième
baptisée anti-Terre.
Certains
scrutateurs de statistiques procèdent de la même façon dans la quantification
de la crise sanitaire. Ils prétendent démontrer que le nombre des décès est
volontairement surévalué par les autorités. Ils réduisent la recherche aux
données les plus propices à leurs présupposés et construisent un réel excluant.
Quelques éléments soumis à l’effet de loupe ne permettent aucune émergence
d’une vérité générale (si tant est qu’il puisse en exister une) mais renforcent
les croyances. On croit d'autant plus qu’on devine qu’aucune vérité n’est
jamais sûre.
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La
pensée ainsi dépouillée de sa complexion ressemble à une substance molle
fertile en récits souvent chimériques. L’actuelle controverse scientifique au
sujet de la crise sanitaire, avec son grésil perpétuel d’avis contradictoires,
en témoigne. Elle rappelle d’abord que toute connaissance, spécialisée ou
profane, est limitée par une ignorance. Avec cette interrogation
corollaire : un ensemble de connaissances constitue-t-il de fait un savoir
complexe ? En un deuxième temps, elle illustre la fragilité du vrai, notamment
dans une période de trouble des représentations aux plans politique et social.
Les affects entravent la raison impuissante à s’emparer de son objet. Ils se
substituent au débat scientifique pourtant nécessaire dans ses opacités comme
dans ses transparences. Des sachants prétendent « avoir vu ce que personne
n’avait aperçu, pensé ce que nul n’avait pensé » (Hannah Arendt dans La liberté d’être libre) et font parfois chorus aux citoyens suspicieux. Les
vieux apophtegmes reprennent du service : « On nous ment depuis le
début. Le gouvernement nous vend à l’industrie pharmaceutique. La corruption
est généralisée. Toutes les mesures prises sont inutiles et préparent une
dictature par la peur, ouvrez les yeux et résistez… » Nous entrons avec
ces sentences dans la pensée du soupçon global. Elle est très dangereuse au
plan des valeurs morales. La suspicion finit par n’épargner personne. Si les
chefs de service en milieu hospitalier sont tous corrompus, les petits chefs
aussi, et peut-être même le généraliste du quartier. Si les ministres sont tous
pourris, les directeurs de cabinet puis les secrétaires généraux, puis… Qui,
alors, pour défendre le plus grand bien commun si le mal contamine tous les
rouages des institutions ? Et de quel mal s’agit-il, avec quelles
intentions ? Du soupçon global à la défiance globale, le chemin est très
court. Comme l’écrit Cynthia Fleury dans Ci-gît
l’amer, le ressentiment colonise le sujet à tel point que ni sa pensée ni
ses émotions ne parviennent à s’en déprendre. Avec tous les risques afférents
pour la communauté humaine.
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Cet
effondrement de la pensée complexe et de son aptitude à tisser des liens entre
les êtres et les idées n’est cependant pas une fatalité. Les postures
totalitaires et les attitudes nihilistes qui font fi des temporalités
historiques en amalgamant le Tout et le Rien peuvent être contrées. (Pour
mémoire, rappelons que les uns comparent le couvre-feu sanitaire à l’Occupation
allemande et les vaccinodromes à des
camps de concentration quand d’autres en appellent à la révolution en faisant
table rase du passé.) Le bilan de ces deux tendances est connu ; les
fosses communes du vingtième siècle en frémissent encore. Il faut donc procéder
à une révision de soi. Sans négationnisme ni réductionnisme. Réinterroger dans
la banalité les perceptions, les émotions, les sentiments et les croyances
ainsi que les interactions qui en assurent le fonctionnement. C’est un travail
de la volonté, de l’endurance et de la modestie. Il commence en soi et autour
de soi dans la sphère privée avant de s’étendre à la sphère publique. Lui seul
peut, éventuellement, construire une liberté avérée. Devenue vraie par
l’expérience et donc partageable. L’outil de la langue ordinaire, il faut le
dire et le redire, tient un rôle prépondérant dans cette révision. Myriam
Revault d’Allones écrit dans La crise
sans fin : « une conscience de crise, si aiguë soit-elle, n’est
pas vouée à s’énoncer par la prolifération des discours de l’impuissance et de
la fin… Le discours métaphorique a trait à un horizon de sens inexprimé au sein
duquel l’homme doit se mouvoir et s’orienter, de façon pratique et pragmatique
autant sinon plus que théorique ». La métaphore est en effet un mouvement,
un transport, comme le temps et l’espace eux-mêmes, et elle permet de
s’extraire du flou inaugural. Dans le commun de ce qui est vécu.
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Le
flou inaugural signe les commencements de l’humain, individuellement et
collectivement. Le nouveau-né ne voit guère au-delà de son visage. Il ne
distingue bien les couleurs et le relief des objets qu’au sixième mois. Sa
vision sera mature vers l’âge de cinq ans. L’extraction progressive du flou
relève ici de la formation du cerveau et du système nerveux mais ne concerne
pas que les perceptions. L’enfant grandit aussi avec le flou dans le domaine
des émotions et du langage et ses expériences s’y confrontent.
Il
en va de même pour les sociétés humaines quelles qu’elles soient, premières ou
plus tardives. De leur avènement à leur disparition en passant par les ruptures
dans leur temporalité historique. Les événements, quand ils n’ont pas de
précédents apparents, sont perçus de façon parcellaire. Ils ne peuvent être
éclairés par une connaissance qui permettrait d’en dissoudre le flou. Quand ils
ont des précédents identifiables comme des causes possibles, et même si une
connaissance parvient à les circonscrire, le flou reste présent sous une forme
atténuée. Les effets hypothétiques relèvent d’une construction elle-même floue.
Le réel n’est pas un ensemble de pièces qui s’emboîtent comme celles d’un puzzle.
Certains espaces en recouvrent d’autres. Certaines durées sont traversées en
deçà ou au-delà d’un instant donné. On ne saurait les classer dans tel ou tel
domaine sans tomber dans le piège de l’interprétation abusive. La crise
sanitaire, qu’on la surévalue ou qu’on la sous-évalue, est fertile en exemples
pour exprimer ce flou qui induit en erreur. Une zone géographique est souvent
débordée par une zone économique ou climatique avec des mobilités différentes
selon les usages. De même, faut-il le rappeler, le temps de l’actualité n’est
pas celui de l’histoire qui n’est pas non plus celui de soi. Concrètement,
poser le même regard et les mêmes mots sur la situation dans les Alpes
maritimes et en Lozère est infondé. D’autant qu’à l’intérieur de ces territoires,
des zones particulières exigent un examen plus affiné voir en des termes
différents. Le flou est nébuleux comme l’azur. L’infinité de ses points ne fait
image que dans l’imaginaire.
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Les
réels enchâssés dans le réel rendent complexe la dissolution du flou.
L’observateur modeste, qui garde à l’esprit le principe d’incertitude, réalise
que son travail d’élucidation ne sera jamais totalement abouti. Et c’est en
s’accordant à cet inachevé qu’il pourra mettre en œuvre une pensée complexe.
Avec obstination. Mais comment faire ? Par où commencer en soi ? Dans
son roman Le problème Spinoza, Irvin
Yalom fait dire au philosophe : « Le polissage des lentilles favorise
la réflexion. Je suis très concentré quand je travaille sur le tour, sur
l’angle et le rayon du verre. Pendant ce temps-là, les pensées germent dans mon
esprit à une vitesse telle que souvent, j’ai à portée de main une réponse
nouvelle à un débat philosophique épineux. Et cela sans que j’y aie prêté une
attention particulière. » La banalité du geste sans cesse remis sur
l’établi de la patience favorisera, qui sait, le surgissement de la pensée à
l’état brut. S’affinera-t-elle au fur et à mesure que le verre gagne en
transparence, la main et l’esprit ne faisant qu’un seul mouvement ?
Qu’elle soit une pensée flottante est en tout cas déterminant. Flotter dans le
flou, sans intention portée par une méditation trompeuse, constitue un
préalable fécond. Ne pas chercher à se déconnecter de soi, se déprendre, se
« désappartenir ». Se laisser au contraire traverser par la banalité
y compris ses zones d’ombres. Revenons-en à Spinoza dans son Ethique (De l’esprit) : « Il
ressort clairement que nous percevons de nombreuses choses… à partir des choses
singulières qui nous sont représentées par les sens d’une manière mutilée,
confuse, et sans ordre valable pour l’étonnement. C’est pourquoi j’ai
l’habitude d’appeler ces perceptions : connaissance par expérience
vague. » Il est raisonnable de supposer que le corps occupé à des gestes
répétitifs favorise et stimule cette expérience. De nombreux philosophes ont
autrefois pratiqué régulièrement la marche. Naguère encore, Peter Sloterdijk
pédalait sur son vélo dans les Alpes provençales. Marcher ou pédaler, c’est
avancer. Piétiner dans le flou serait stérile. Il faut s’en extraire avant de
le dissoudre. Faire la part des pensées plus sûres et des pensées moins sûres,
mais sans revendiquer l’universalité chère à Spinoza car ce concept relève de
l’inconnaissable. Ensuite, l’observateur cherchera dans ce partage les espaces
d’intersection susceptibles de dégager une vérité naissante. Les éventuels
liens de cause à effet s’y trouvent, qu’il ne faudra pas sur-interpréter. De
nouveau, la langue doit aborder le problème de l’énonciation logique. Dans son
ouvrage posthume Remarques mêlées,
Ludwig Wittgenstein observe : « Former le paysage [des] relations
conceptuelles à partir des fragments innombrables que la langue nous en offre…
je ne puis le faire qu’imparfaitement. » Il faut cependant continuer
d’avancer, pragmatiquement.
Essayons,
au sujet de la crise sanitaire, d’esquisser un tri entre pensées plus sûres et
pensées moins sûres. Par exemple, l’efficacité des hôpitaux dans les pays à
service public de haut niveau est supérieure à celle des pays où le système de
santé est surtout l’apanage d’intérêts privés. Voilà un constat et une pensée
plus sûrs. En revanche, la politique vaccinale, (problèmes d’homologation des
vaccins, d’approvisionnement des doses, de ciblage des patients éligibles, de
ratio bénéfice/risque voire de géopolitique), relève plutôt d’une pensée moins
sûre que la langue dite logique peut égarer. S’il s’agit ici de philosophie,
changer de pied pour éviter l’ankylose, comme le dit malicieusement
Wittgenstein, peut aider à l’extraction du flou. Changer de pied ou changer l’angle
du verre à polir. Avec cette question : La politique vaccinale sert-elle
plutôt le plus grand bien commun ou plutôt le gain des laboratoires
pharmaceutiques ? Bien sûr, si l’argumentation n’est pas subjective,
(privilégiant le « en même temps » au « ou ») s’en suit
tout un cortège de questions subsidiaires. Ce plus grand bien commun ne
sera-t-il pas acté au détriment d’autres biens communs ? Le bénéfice des
laboratoires sera-t-il investi au moins partiellement au profit de la recherche
dans d’autres secteurs de l’économie sanitaire ou presque exclusivement
dévolu à la rémunération des actionnaires ?
Ces
interrogations, du domaine de la morale générale, légitimes pourtant, peuvent
conduire à des pensées moins sûres qui ralentiraient l’extraction du flou. La
compréhension d’un phénomène et le jugement moral porté sur lui ne s’inscrivent
pas dans la même temporalité. Ce dernier, à moins qu’il concerne une action
immédiatement condamnable, (violation des droits et libertés humains…), doit
être ajourné afin de s’exercer dans la meilleure sérénité possible. Sans
ressentiment ou en tenant celui-ci à distance. La vraie sérénité ne se gagne
pas en prenant des leçons sur le marché du développement personnel ou en ne
jurant que par la pensée positive qui est une escroquerie majeure de notre
époque déboussolée. Au contraire, elle se gagne dans l’admission de ce qui
manque. Il faut donc le repérer (à défaut de le définir) pour constituer une
connaissance de soi plus sûre en gardant à l’esprit qu’elle ne sera jamais
complète. Autrement dit, c’est par ce que je ne suis pas ou peu que j’accède
davantage à ce que je suis.
7
Il
s’agit là encore d’un chemin difficile. L’humain s’y embourbe depuis ses
commencements. La confusion entre manque d’être et manque d’avoir brouille les
tentatives d’élucidation. La langue de la philosophie comme celle de la
psychanalyse piétinent dans des oppositions sémantiques qui produisent des
réels excluants. Le manque assimilé à une déficience morale éloigne de la
sérénité recherchée. Arrêtons-nous un moment au personnage d’Ulrich dans L’homme sans qualités. « Il faut
d’abord que l’homme se sente limité dans ses possibilités, ses sentiments et
ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d’entraves et de
bornes… pour que ce qu’il réalise puisse avoir valeur, durée et
maturité… », écrit Robert Musil. Le manque est donc un trou avec des bords
sur lesquels on peut s’appuyer pour en sortir et agir. Avec toute la
détermination que peut conférer la lucidité sur soi dans le monde. La
complexité commence à apparaître. Devenu mathématicien après s’être essayé sans
satisfaction vraie à plusieurs disciplines, Ulrich déclare : « Ces
cent dernières années nous ont permis d’accroître infiniment notre connaissance
de nous-mêmes, de la nature et de toutes choses ; mais de là s’en suit que
tout l’ordre que nous gagnons dans les détails, nous le reperdons dans
l’ensemble, de sorte que nous disposons de toujours plus d’ordres (au pluriel)
et de toujours moins d’ordre (au singulier) ». L’homme sans qualités,
parce qu’il est sans qualités mais non médiocre, accède plus aisément au
principe d’incertitude. Il devine que la précision des parties, extrême dans
les spécialités scientifiques, contribue au flou du tout.
8
L’extraction
du flou inaugural n’est évidemment jamais définitive. Ne serait-ce qu’en
mémoire, le corps y garde un pied et l’esprit une pensée. L’expérience de
vivre, à la fois concrète et abstraite, y reconduit durablement l’humain qui
n’en aurait pas conscience. Le flou, peut-être, est un liquide protecteur… Un
travail constant de la volonté, trop besogneux, échouerait à le dissoudre.
C’est plutôt à la faveur d’une éclaircie de la lucidité qu’un chemin s’ouvrira.
Le flou apparaît alors dans toute sa vastitude. Comme un paysage
impressionniste. L’étendue des formes et l’étendue des couleurs se disjoignent
sous la lumière. Pour en revenir à l’actuelle crise sanitaire, laquelle produit
selon Peter Sloterdijk dans Après nous le déluge « un surplus de
réel », la méthode de l’orpailleur inversé semble intéressante. La batée
immergée dans le flux du flou recueillera la suie qui encrasse l’entendement.
L’infosphère, on le sait, en est une grande pourvoyeuse. L’émosphère, on le
sait aussi, lui emboîte le pas. Ce surplus au débit permanent et sans aspérités
aplatit ce que la banalité a de saillant.
Retrouver
les saillances de la banalité est peut-être la première étape de la dissolution
du flou. Qu’elles soient un regard ou un geste, un mot plus acéré, un événement
dont on s’étonne ou une pensée inattendue, elles trament un organe interstitiel
sans lequel rien ne tient du corps et de l’esprit.
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