mardi 12 avril 2022

Patricia Suescum, L'Equation des Somnambules

 Existe-t-il "des ponts et des traversées possibles" quand la géographie du désastre a bouleversé toutes les lignes, tous les repères ? Les hémisphères se confondent, les pôles sont inversés, écrit Patricia Suescum dans L'Equation des Somnambules. Ce recueil de proses poétiques souvent proches de l'incantation, empreintes de lyrisme crépusculaire aux accents gothiques, pourrait être crié de nuit sur le parvis d'une cathédrale où rôderaient des chimères et des cracheurs de feu. 

L'humanité est "écrasée" et "la terre s'échine à survivre". Et pourtant, malgré le chaos du réel jusque dans la langue, l'espérance luit encore. Même si la mémoire de l'auteure "n'est rien d'autre qu'un bruissement d'insecte", aucune perte n'est définitive, "le coeur du premier chant" est à portée de volonté.

Les lecteurs, et nous souhaitons qu'ils soient nombreux, seront pris de vertige en refermant ce livre ardent. Ils penseront au drame que nous vivons aujourd'hui à nos portes avec son cortège de barbaries, les mêmes depuis toujours. Dans sa préface, Eric Brogniet évoque la banalité du mal et cite, parmi d'autres, Adorno et Celan. Mais, contrairement à eux, Patricia Suescum ne cède pas au désenchantement absolu. Elle en appelle à "la contemplation gratuite, l'expérience de la rencontre, l'effusion de la parole et la structuration de la pensée"*. L'équation des somnambules, si insoluble soit-elle, n'empêche pas la présence de l'horizon qui [n'a dévoilé que sa côte].

Au petit jeu des appariements littéraires, le préfacier comme l'éditeur (Jean-Claude Goiri) mentionnent avec raison Arthur Rimbaud. Dans son étude consacrée au Voleur de feu, Maurice Nadeau observe : "Ce qu'il veut, c'est descendre dans les bas-fonds de l'âme et de la vie afin de découvrir ces forces obscures et balbutiantes qui font également mouvoir tout homme, et le monde comme il va." Cette citation convient parfaitement à Patricia Suescum dont nous attendons d'ores et déjà le prochain livre.

Extraits :

Le monde n'est plus cette terre morte sur plusieurs couches, un terrain vague où se déverse en continu un sang épais. La coagulation d'un millier de cadavres que mon esprit recrache. Il n'est plus ce pantin, bourré de coups, jeté au sol, dont la tête bourrée de paille dégueule sa substance, au pied du dernier assaillant.

Il n'est plus ce poumon nécrosé, ce filtre pour gaz asphyxiant, dont les récepteurs se mettent au rouge en déclenchant l'alerte. Il n'est plus ce long chemin de nuit, où gisants morts et gisants vivants se bousculent.

***

Je regagne l'ombre, la ruelle du maudit. Je n'oublie pas que c'est ici que le soleil est le plus attendu. Chaque rayon est une offrande. Sous la poussière, ma mémoire est intacte, ma solitude est intacte et ne sont pas à vendre.

***

Les étoiles ne célèbrent pas la messe au firmament mais en plein poitrail.

La main tendue vient, s'accroche, à la seule condition qu'on lui donne en retour matière à saisir.

Le reste n'est que théâtre.

*In A l'heure où les Fauves dorment, Citadel Road Editions, 2019

L'Equation des Somnambules de Patricia Suescum est publié aux éditions Tarmac. L'image de couverture est de Régis Nivelle. L'ouvrage coûte 14 €.


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