mercredi 23 novembre 2022

Christian Gailly, Nuage rouge

 

Christian Gailly maîtrise au plus haut point l'art de raconter une histoire tout en ne la racontant pas mais en ayant l'air de. Sur un ton où l'auto-dérision s'accompagne d'un zeste d'amertume.

Le narrateur de Nuage rouge, qui est l'auteur lui-même sans que ce soit toujours certain, vit une étrange aventure, la nuit, sur une route de campagne. Il croise la voiture de Lucien, avec lequel il entretient des rapports de haine plutôt que d'amitié, mais ce n'est pas lui qui conduit. C'est une femme. Elle a du sang sur le visage. Il s'est évidemment passé quelque chose de grave. De retour chez lui, il raconte à Suzanne ce qu'il a vu, ou cru voir, et elle s'aperçoit qu'il n'est plus bègue. En effet, il bégayait depuis son service militaire en Algérie où il a vu une mère et son bébé se faire tuer à bout portant.

Tout ça ne nous dit pas dans le détail ce qui est arrivé à Lucien, le déroulement du drame n'est jamais décrit, nous ne sommes pas dans un roman policier. Une chose est sûre cependant. Le corps de Lucien est plus léger après qu'avant, l'étang proche de la route pourrait en témoigner. La femme, elle, belle Danoise conservatrice de musée à Copenhague et toujours amoureuse de son défunt mari, un sémillant officier de marine breton, ne manque pas de ressort. Ses gestes, aussi vifs que son esprit, lui ont sauvé la vie... 

Comme le narrateur entretient avec Suzanne des relations presque aussi compliquées qu'avec Lucien désormais infirme, il prend l'avion jusqu'au Danemark. Un dialogue plus aigre que doux se noue avec la fascinante Rebecca Lodge mais il boit trop et ne sait plus tellement ce qu'il raconte. Tant et si bien que le véritable objet de sa visite sera démasqué...

Christian Gailly mène les courts chapitres de son roman tambour battant et ça tombe bien, la musique est très présente dans le texte. Le jazz notamment, dans un club où la vodka est généreuse (Oscar Peterson et Stan Getz). Et il est aussi question de littérature, pour dire avec Camus l'ambiguïté du rapport à la mère ou évoquer "le cas tragique de Joë Bousquet...blessé en 1918, une balle dans la colonne vertébrale". La fin du livre, en revanche, tombe plutôt mal, l'auteur ne s'en relèvera peut-être pas.

Extrait :

"L'amour le plus grand, me disais-je, est fait de la plus longue absence, de la plus longue attente par conséquent. Et si donc notre amour est mort, notre attente dure jusqu'à notre mort. Je pensais à elle qui pensait à lui, son capitaine. J'imaginais ce qu'elle voyait, ce que l'absence, l'attente lui montrait. L'avant d'un navire, une coque grise, une étrave aiguisée comme les mains jointes d'une nageuse, le soc d'une charrue surannée fendre et plonger dans l'eau grise, verte, d'une mer méchante, ce gris vert si beau par mauvais temps, cette beauté que tout le monde connaît, tout le monde a vu ce que ça donne quand par moments des aiguilles de soleil se mettent à suturer les plaies du ciel et les plaies de la mer au point de les confondre, on ne sait plus à quoi on a affaire, on pense à une mer double, à un ciel double, un miroir terrestre, un miroir céleste, à une mer qui se mire dans un ciel qui se mire dans la mer."

Lisez Nuage rouge dont Jean-Noël Pancrazi disait dans Le Monde qu'il s'agit de "multiples variations sur un même geste, oscillations infinies".
Publié en 2000 aux éditions de Minuit, le roman de Christian Gailly est repris dans la collection poche du même éditeur en 2007. Il coûte 6, 50 €.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire