Dans son recueil Territoires approximatifs, Jean-Christophe Belleveaux procède à des relevés du réel si mouvants qu'il peine à s'y [agrafer] tant "la part de l'ombre" brouille les lignes des géographies intimes et quotidiennes, que l'on vive sur l'île de Gorée ou celle de Sein. Difficile donc, de construire "une maison habitable...plutôt ouverte sur la mer (et sur la lumière) que torchée de mots, de mémoire, du fatras habituel".
La langue écrite constitue un empêchement qui condamne à "naviguer à vue dans l'approximation". Le torchis des mots ne fait pas longtemps trace quand leur sens reste "provisoire". Jean-Christophe Belleveaux met sans complaisance en accusation sa propre langue, allant jusqu'à juger sa poésie désaccordée. L'écriture est un cheval de Troie, dit-il. Sait-on jamais quelles fallaces en jailliront ! Peut-être "des fantômes...qui hantent l'imparfait de l'indicatif". Peut-être des "compléments circonstanciels [qui] se tortillent sur le tapis où gisent des pantoufles abandonnées".
Et nous touchons là à la dimension un peu grinçante du poète "prince sans rire" qui se définit d'emblée comme un "pouilleux, vérolé, biberonnant l'affreux sauvignon". Et pratique une salutaire auto-dérision. Ainsi, dans son poème a pulso lento lors d'un voyage à Gran Canaria : "il convient de rester l'idiot qui photographie un coin de rue", tout en sirotant une bière accompagnée d'olives fourrées aux anchois.
La défiance que Jean-Christophe Belleveaux éprouve envers le langage et la langue n'enlève cependant rien à la richesse de sa palette. Le lecteur la découvre parfois classique, dans le texte territoires qui ouvre la deuxième partie du livre par exemple, ou, dans Fusée, tour à tour étirée comme une pâte molle ou compressée comme une sculpture de César. De nombreux procédés d'accumulation et l'usage assez fréquent d'apartés entre parenthèses dans les textes les plus longs se prêtent à une lecture oralisée. Accompagnée pourquoi pas d'un dispositif scénique où le spectateur, rêvant devant une carte de géographie, se prendrait pour Savorgnan de Brazza. Jean-Christophe Belleveaux maîtrise également l'art du bref avec suspens. Ces passages, par exemple, dans côté sud, à côté : "on prend le train / comme une suite / à donner / sait-on /// dans les mailles / de l'être / l'émail des mots / les murs d'hôtel / dans". Pour dire ce qui manque, à chercher dans l'inachevé, en soi et à l'autre bout du monde, en Indonésie ou au bord du Mékong.
Extraits :
Rome
enfermé dans l'obligation d'être, on s'ébroue le soir venu, dans la conversation de soi avec soi, on secoue les apparences aux abords de la gare - quartier des pensions bon marché - pour se donner l'illusion d'une sincérité qui tient debout
débarrassé de ses oripeaux, l'ossature est bien maigre au milieu des véhémences, dans la décomposition lente de l'être, on mastique un carré de pizza bianca ; et le vide
*
perdre son temps n'est-il pas toujours déjà perdu s'ennuyer Voilà qui m'est équilatéral dirait quelqu'un car chacun va à ses plaisirs fussent-ils d'ennui et de gribouillis sur des carnets des coins d'enveloppes oui-da ! l'oeil n'ayant ni glycines ni papillons à savourer que le plâtre jauni des murs détapissés on baragouine solitairement on puise dans la flaque d'encre noire on éclabousse les dimensions
*
le sable ne s'arrête pas aux portes
pénètre la ville
on se tient sur le seuil d'un restaurant
dehors paraît jauni
on a soif
*
on croque des piments on boit du thé
on fait semblant
on ressemble
pour finir on regarde
la chaleur de la rue
les auvents sales des épiceries
tout cela
autre
Territoires approximatifs de Jean-Christophe Belleveaux est publié aux éditions Faï fioc dont on remarque la belle facture. L'ouvrage coûte dix euros.
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