Une auteure qui se rend sur la tombe de Rimbaud à Charleville-Mézières et y écrit "Reviens vite ou crève" est forcément habitée par le mystère de l'humain. Et quand on sait qu'elle a quinze ans au moment du forfait, l'entendement du lecteur s'en trouve bousculé.
Le premier recueil de Mila Tisserant, Contre-fugue, alterne les proses très courtes, deux à quatre lignes jetées comme un cri, et d'autres d'une page et plus. On est d'emblée saisi par cette fugue pleine de fougue et d'obscure lucidité : "Mon regard à présent remaniait les saisons, l'âme de la raison. Puis...je compris pourquoi j'aimais tant courir à la perte d'un crépuscule, essouffler mes visions dans les coups et les creux de tant de virgules. Je poursuivais les essences charnelles que les siècles avaient conservées, les désirs de fugue abandonnés, les négations du corps que l'humanité avait enfantées."
En musique, une contre-fugue est une fugue dans laquelle l'imitation reprend le sujet à contre-sens. Et c'est ainsi que Mila Tisserant s'essaie à la "contre-réalité" d'un temps "non-advenu". Dans un monde qui "croupit sous la tragédie", où les vivants sont aussi morts que "les macchabées", la nécessité impose aux corps et aux âmes l'invention d'une langue nouvelle. Pour une poésie condamnée à l'errance, "sans terre d'asile" ni parapets vermoulus.
Mila Tisserant cloue au pilori les poètes déjà rances à trente ans et les musiciens dont [les cordes sont rouillées]. Le tout à l'ego des artistes "détruits par la gloire qu'ils prêtent à leurs sermons", finit au tout à l'égout du grand charivari des printemps poétiques où poufs et pouffiasses littéromanes tartinent leurs métaphores de cholestérol.
Mais la poète se dit elle-même enfermée dans une cage, une cellule. Son corps est un "vieux tas d'ossature", "le moindre recoin de [sa] chair une plaie. Ce sentiment très prégnant de la flétrissure lestée "à la mine de plomb" hâte le recueil vers un suspens qui laisse le lecteur sans voix : "Cet ouvrage n'est qu'une maladie. Une oeuvre à mon sens demeure inachevée". Comme celle de Rimbaud dont il fallut amputer la gangrène ?
A lire et relire la prose de Mila Tisserant, à traquer le sens à l'affût sous les virgules qui tombent comme des haches, à chercher la détresse sans fard derrière chaque exclamation, le chroniqueur reste aussi bouche bée que le lecteur. Mila Tisserant crible son flux profus de rimes intérieures (rivage, ambages ; délectable, table ; crapule, scrupules...) et même d'alexandrins intérieurs que Léo Ferré aurait aimé chanter : "Que je hais ce cachot qui verdoie en mes os !", "Rien n'est plus disgracieux que la boue dans leurs yeux", "Longtemps je les cherchais dévisageant la mort exaltée à l'idée de m'y jeter encore".
Aucun voyant, de Charleville ou d'ailleurs, ne saurait prédire ce que seront les prochains livres de Mila Tisserant. Notre époque de réalités alternatives sans objet parviendra-t-elle à "rehausser "le verbe au sommet de sa forme" ? Il lui faudra [des monstres fous et passionnés]. Qui renonceront à "toute parole prémâchée" pour cambrioler la langue et même l'assassiner. Afin qu'advienne un temps nouveau. Je ne doute pas que Mila Tisserant, par ailleurs auteure de théâtre et comédienne, sera l'un de ces monstres aux mots "pleins de cruauté". De Rimbaud à Artaud, elle croisera d'autres bateaux ivres et construira les siens. Elle volera le feu et nous l'étreindrons passionnément.
Extraits :
Il y a bien des falaises qui m'ont vu vivre sous la coupe du vent et aux amours des marées. Mais sur la table de mon passé aujourd'hui, j'abolis tout voyage. Il le faut bien pour se perdre.
*
Je vous en prie aidez-moi, par quelque moyen que ce soit, la peste, la galle, le choléra.
*
Je songe, tombeau ouvert. Funambule céleste, j'ai tendu des étés, entre toits et balcons, pleine de fièvre et de jurons. Délires identitaires. Fièvre cosmique. Qui suis-je, l'oeil aux aguets ? Où puis-je, naviguer ? Que fis-je, mine de fuguer ? Qui donc viendra, me morguer ? Quinze ans, triste démence. Quinze ans, on cueille fébrile, les regards impatients, les bourgeons, les fruits bleus d'amourettes. Quinze ans je m'éprends, de sulfureux décors, d'aubes météores. Ringards, dépassés, les battements légers, prompts des alouettes, et les saisons vertes, les belles cueillettes. Cessez votre règne, impotent ! Rien n'est au royaume, tout à l'impuissance ! Répétez avec moi, gloire à la démence ! Je ne suis personne, qu'être me pardonne.
Contre-fugue de Mila Tisserant vient de paraître aux éditions du Cygne. Il coûte 10 €. Dépêchez-vous, le tirage sera bientôt épuisé.
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