jeudi 8 juin 2023

Stéphane Bernard, Sole povero

Voici la postface que j'ai écrite pour le recueil de Stéphane Bernard, Sole povero.

 

Quand le soleil est pauvre, les ombres pèsent plus lourd sur les silences. La lucidité peine à dissoudre le flou des blessures. Entre ce qui s’allume et ce qui s’éteint. Dans le mouvement du clair-obscur où s’effacent les traces.

Dans son recueil Sole povero, Stéphane Bernard est peut-être le poète des empreintes empêchées. Avec cette question sourde entre les mots : Comment s’appartenir quand [l’ermite en soi brûle au lieu de méditer] ? La relation au texte, comparée à un placenta, n’est pas tranquille. L’image d’une mère nourricière apparaît mais le poème résiste mal aux durées. Il est abandonné à sa structure qui se détisse. « La langue cogne en toi comme un battant », écrit Stéphane Bernard. Le dedans n’est pas un lieu sûr. Les sentiments sont inavouables. [Se fondre dans le timbre du monde], qui sait, sera moins assourdissant.

Les empreintes du dehors, d’autant que « les murs ont aussi des lèvres », procurent un répit bien fragile. La joie de la vieille demoiselle devant un nouveau-né s’ombre déjà. Un balcon au bord de l’océan, baigné par « les doigts doux du soleil », rassérène brièvement l’auteur qui évoque Camus : « La mer et le soleil suffisent pour habiter avec le moins de peines ». Passent aussi, comme dans le précédent recueil Combattant varié (éditions Aux cailloux des chemins), de nombreux oiseaux. Un goéland continue de couver sa nichée après qu’elle n’est plus. Quelques oies sur l’île du souvenir se détournent du pain qu’on leur jette. Une aigrette blanche observe sous un phare des pierres éboulées cependant qu’une mésange bleue reprend [sans un cri son essor]. Le bestiaire ailé de Stéphane Bernard n’est pas, loin s’en faut, une niaiserie ornementale. Son « oiseau aplati » rappelle la charogne infâme de Baudelaire et les courlis sur les rochers sont des médecins de la peste avec leur bec long comme un masque. Une issue demeure pourtant dans la chambre barricadée quand les tétras et les cygnes inventés virent au large.

Et Stéphane Bernard arpente le chemin des pensées qui éclairent sa marche. Houellebecq dès l’ouverture du recueil : « Il en est du langage comme de la vaisselle…Notre eau est sale, pourtant, au bout du compte, nous parvenons quand même à nettoyer les assiettes. » Mauriac et Pavese, parmi d’autres, guère plus enclins aux légèretés ordinaires, l’accompagnent aussi. L’embarcation du poète résiste aux tumultes de l’immensité élémentaire. Le roseau pensant ne se noie pas, veillé par la mystique d’Empédocle et Saint Paul.

Quand « le chenal d’angoisse » est franchi et que les éoliennes quittent le port, la musique est un autre secours. Bach redonne des couleurs au vraquier qui va l’amble avec le marcheur. Bashung chantant Oh Gaby apaise le souvenir de la mère dans « la séparation des peines » et le Lacrimosa de Mozart purge lentement le sang « du vin mauvais ».

Le soleil pauvre de Stéphane Bernard n’est pas prêt de disparaître. Sophia reste vive dans sa présence à ressaisir. Les quinquets de lumière sur l’étang du bain de nuit ne s’éteignent jamais tout à fait. Enfin, un poète qui se souvient d’un individu [baisant sa mère sous la tente] alors qu’il joue avec un pistolet à plomb a d’autres empreintes à nous offrir, y compris dans une assiette un peu sale. Surtout quand, rimbaldien de sept ans, il évoque la gamine d’à côté : « Elle vivait comme moi, seule, presque nue, / deux ans de plus, et quand je fuyais ses baisers / elle glanait une pomme dans l’herbe sèche, / d’une main la faisait rouler contre son sexe. »

Du poème au récit, tout à la fois lieux de mémoire, scènes de genre et entretiens métaphysiques, l’écriture de Stéphane Bernard révèle lentement ses nuances pour dire les échappées du réel, en soi et hors de soi. Elle est un « cap au bout du geste » qui panse les brûlures de la chair. De longs tirets annoncent parfois des confidences aussitôt retenues, comme si « l’encorbellement des mots sur les mots » allait s’effondrer. L’amour est-il seulement nommable s’ils échouent à s’ancrer dans une matière sûre ? Si le placenta n’est qu’une « vomissure à la jointure d’un livre » ? Une telle écriture, qu’elle crache ou qu’elle ravale, résonne longtemps dans l’esprit du lecteur après qu’il a refermé le recueil. Et c’est ainsi que la littérature est grande.

 

Extraits : 

 

Le reste des saisons

 

Le temps était communément gai,

qui s'étirait dans ce long interstice

où le jardin redonnait du lilas et

des framboises. Le reste des saisons,

 

les pantalons détrempés, nos rires

ébrouaient le haut buisson du bas

éden indiscipliné.- Doubrovsky

dit : "L'hommage des vivants est

 

de ressembler, au moins un moment,

aux morts." Devant un demi-are

d'enfance, je me fige. Au pied de

l'enfant mort ; de son obscur jeu. 


Le roseau


Je vis désormais

si peu bruyant, si disparu, si enfoui,

on pourrait quand on y pense

me croire pour jamais noyé.

Mais non.

Qu'on observe l'étang de ma vie

et y apparaît un roseau

qui rompt l'eau, se déplace,

fin périscope.

Discret.

C'est moi

qu'on trouvera au bout,

respirant à grand-peine

mais au coeur même du pouls

froissant l'eau.


Sole povero de Stéphane Bernard est publié chez Bruno Guattari Editeur. Il coûte 12 €?


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