Dans Nature morte avec page blanche, ombre et corbeaux, Christian Viguié écrit qu'il ne fait pas de philosophie. Mais sa pensée, portée ou non par [les pattes d'un héron ou la lame d'un couteau], désigne la fragilité des certitudes. Que sont vraiment les choses ? Forme et couleur leur appartiennent-elles pleinement et peuvent-elles constituer une grammaire du réel ?
"L'indéfinition est le premier nom de chaque chose" et on ne sait jamais ce qui relève de la matière et de son ombre, "du dedans ou du dehors. Loin de toute métaphysique "qui ne s'approche de rien", Christian Viguié s'en remet à l'idiotie, cet état des commencements du monde qui féconde l'étonnement puis la méditation. Dans l'humilité du dépouillement. "J'apprends mon métier avec de la chaux et du silence". Le lecteur appréciera ce vers que Thierry Metz aurait fait sien. C'est un chemin de lenteur et de patience comme en a l'enfance quand elle s'attarde aux questions élémentaires que l'on touche du doigt.
Celles, par exemple, d'une planche, d'un brin d'herbe ou d'un bâton de marche. Le poète se méfie de [l'invisible qui ne lui permet pas de s'asseoir sur une chaise, d'ouvrir un livre]. L'infini, s'il en est un de la terre jusqu'au ciel, se trouve "entre les quatre pieds d'une chaise", dans l'écart à mesurer sans cesse "entre la table et un oiseau". Et Christian Viguié n'en finit pas de marcher sans destination, il est "el caminante" de Machado sur des chemins à faire et à défaire. Dans l'écart encore, avec les mots qu'il éparpille, qui ne servent peut-être à rien.
A moins que, parfois, qui sait, dans ce rien ou ce presque rien proche d'un presque ça, l'extase matérielle d'un bout de ficelle... Et voilà qu'apparaît un corbeau au détour d'une phrase et de la mémoire. Un oiseau suspendu comme dans un tableau de Chagall. Il s'envole déjà au gré de la ficelle. Il emporte "une maison une roue ou alors un nuage". Parmi les ombres et le blanc de la page. La nature n'est pas morte. Peut-être.
L'écriture de Christian Viguié recourt souvent au procédé de l'anaphore (je sais que, parfois, peut-être que, pourquoi). Le "je sais que" est ici un savoir peu sûr des perceptions. La langue est en retard sur les phénomènes disjoints, qu'il faut pourtant essayer de relier pour donner des sens au sens. Alors se pose la question de la nécessité de la métaphore et elle est éminemment philosophique. La réalité, pour demeurer ce qu'elle est dans son maillage de précis et de flou, a besoin de se multiplier par le poème. Qu'on le garde ou qu'on le jette. Que la conscience soit pleine ou empêchée. Et c'est ainsi que la littérature de Christian Viguié nous échappe autant qu'elle nous retient. Puisque rien, jamais, n'est totalement saisissable. Même les corbeaux le savent.
Extraits :
Avec le nuage
j'ai appris à détruire
et à rétablir des formes
juste pour que s'invente
ce qui doit être
juste
pour que le fini et l'infini
se remettent à trembler.
*
Même en restant assis
il y a toujours un paysage
qui bouge
comme si les couleurs
ne s'arrêtaient pas entièrement
dans les choses
pareil à cet oiseau qui s'envole
pareil à l'ombre rouge
d'une pomme.
*
Il existe des choses précises :
une planche un rouge-gorge
un soleil
et le fait de les nommer
et de les éparpiller dans ma mémoire
conditionne ce que je vais chercher
des milliers de chemins
dont on ne fait plus usage
et si l'on me questionne sur le réel
je dirai que le réel
n'est pas le fait d'arriver
mais juste le voyage.
*
Nous ne tombons pas
parce qu'il y a des noms qui tiennent
et nous font croire au réel
ainsi y a-t-il un horizon
jusqu'aux mots simples
un horizon pour la fenêtre
et pour le mur
pour ce nuage qui ressemble un moment
à une pierre
Il existe un horizon pour lui-même
un horizon pour nous persuader
de l'immédiateté des choses
*
Nature morte avec page blanche, ombre et corbeaux de Christian Viguié est accompagné de peintures de Cécile A. Holdban. Il est publié aux éditions L'ail des ours dans la Collection Grand ours dont il constitue la dix-neuvième livraison. Il coûte 8 euros.
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