La haute société new-yorkaise dans les années 1870 est très corsetée quand la même à Paris est beaucoup plus libre. Les toilettes dans les dîners et à l'opéra obéissent à des codes auxquels nul ne songe à déroger. Il y a des situations bien précises où l'on peut mettre "la cravate noire avec l'habit", "des escarpins ou des souliers Oxford". Les relations entre les personnes, selon leur position au sommet de l'édifice social, sont également très réglementées. On ne saurait par exemple, comparer la très aristocratique famille Van der Luyden à celle du banquier Beaufort au passé trouble. "Sur ces fondements solides, mais sans éclat, la pyramide s'élevait en diminuant vers le sommet, composée d'un bloc compact et brillant représenté par le groupe des Newland, Mingott, Chivers et Manson. Beaucoup de gens croyaient que ces familles atteignaient le sommet de la pyramide, mais elles-mêmes, au moins les personnes de la génération de Mrs Archer, savaient qu'aux yeux d'un généalogiste sévère, un petit nombre de privilégiés pouvaient seuls prétendre à cette éminence".
C'est dans ce décor figé que le jeune Newland Archer vit ses fiançailles avec la belle et chaste May Welland. Sa position de fils aîné choyé par sa mère et sa soeur [désarme en lui toute critique]. "Après tout, se disait-il, c'était une bonne chose pour un homme que d'exercer chez lui une autorité incontestée, même si, dans son for intérieur, il lui arrivait de la discuter".
Un soir, à l'opéra, dans la loge de Mrs Mingott, une beauté brune apparaît. "Sa robe de velours bleu corbeau, serrée sous la poitrine par une ceinture que retenait une grande agrafe ancienne" n'était absolument pas dans le "bon ton". Et déjà l'on jase à qui mieux mieux sur "la pauvre Ellen Olenska", cousine de May et comtesse par les liens du mariage. Elle a inopinément abandonné son époux en Europe avec, dit-on, la complicité du secrétaire de celui-ci. Et il n'aurait pas fait que l'aider à fuir. Et, indignité suprême, elle envisage de divorcer. Et. Et...
Dès sa première rencontre avec elle, Newland Archer est intrigué. D'autant que, sans façons, elle lui donne rendez-vous chez elle, dans un quartier fréquenté par des écrivains, des artistes fantasques et même "des petites couturières". Tiraillé entre son désir de se conformer aux us de son monde et sa sensibilité aux idées nouvelles, "les femmes doivent être libres, aussi libres que nous", Newland est de plus en plus perplexe sur son union avec May. Il est sincèrement épris mais la "pureté factice (de sa fiancée), si adroitement fabriquée par la conspiration des mères, des tantes, des grands-mères, jusqu'aux lointaines aïeules puritaines" l'assombrit quelque peu.
Quand il arrive dans le salon de la comtesse, il est surpris de ne pas l'y trouver. Une servante à "poitrine bombée" lui dit qu'elle est sortie mais qu'elle va vite revenir. Newland observe le décor : le plafond bas, le feu qui pétille dans la cheminée, la pendule qui ne marche pas, les "tableaux vaguement italiens, dans de vieux cadres dédorés". Un "vague parfum flottant dans l'air" donne à la pièce "une atmosphère à la fois si exotique et si intime". Rien ici n'est convenu comme le sera, il n'en doute pas, le salon de May quand ils seront mariés. Et il réfléchit déjà "à l'idée d'arranger lui-même son cabinet de travail...avec de solides bibliothèques sans portes vitrées".
Mais voilà que [monte de la rue silencieuse le bruit sec des sabots d'un cheval]. La comtesse arrive, ramenée par le banquier Julius Beaufort dans "son petit coupé anglais". Ellen Olenska est tout de suite à l'aise. "Ma petite cabane vous plaît-elle ? Pour moi, c'est le Paradis !". Puis la conversation prend un tour plus grave. Elle souhaite se faire accepter par son entourage mais on lui reproche d'être trop émancipée, trop indépendante. Elle dit en pleurant : "La solitude, c'est de vivre parmi tous ces gens qui ne vous demandent que de dissimuler vos pensées". Et Newland, ému, se penche vers elle, lui caresse la main en murmurant des mots de réconfort...
D'autres rencontres s'ensuivent, avec des tête à tête de plus en plus fiévreux ; la passion éclot comme un bouquet de roses jaunes. Mais le cercle des clans et tribus, qui n'est dupe de rien, veille. Mrs Manson Mingott notamment, qu'Edith Wharton dépeint ainsi : "L'avalanche de graisse qui l'avait envahie dans son âge mûr, comme un flot de lave submergeant une ville, avait changé la petite femme potelée, au pied fin, à la cheville cambrée, en quelque chose d'aussi vaste et majestueux qu'un phénomène de la nature"*. La vieille dame accorde à Ellen Olenska une rente suffisante pour vivre seule à Paris, en toute liberté...
Newland Archer se résigne à son couple routinier, lit des livres qui parlent du Japon cependant que Madame fait de la broderie. Et May est tellement élégante quand elle gagne un concours de tir à l'arc lors d'une garden-party et qu'on l'applaudit. Puis arrive le premier enfant, un deuxième ne tarde pas à lui succéder, puis, puis. Newland est un bon mari et un bon père qui vieillit doucement.
Le temps de l'innocence d'Edith Wharton décrit au plus près les affres dissimulées du renoncement et du sacrifice. La morale s'impose à Ellen comme à Newland et le manège de la haute société new-yorkaise peut continuer à tourner sur son axe bien huilé, dans le respect des apparences. Aucune fissure ne doit lézarder le masque de l'innocence. La liberté n'est là qu'une illusion méditée dans le secret des songes.
Edith Wharton est la première femme à recevoir le pric Pulitzer pour son roman, lequel sera magnifiquement porté à l'écran par Martin Scorsese, avec Michelle Pfeiffer dans le rôle de la comtesse Olenska.
Le livre, disponible en J'ai lu, coûte 7 €.
*Aujourd'hui, Edith Wharton pourrait être traitée de grossophobe !
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