mardi 4 juillet 2023

Relire Marguerite Duras, Emily L.

 

La narratrice, qui est peut-être l'auteure elle-même, s'installe avec son compagnon, qui est peut-être Yann Andréa lui-même, à la terrasse d'un bar au bord de la Seine. Un bac rouge traverse le fleuve et tout le roman. Au loin, les falaises du Havre et des pétroliers.

Arrive une quinzaine de Coréens tous habillés de blanc. Ils n'ont qu'un seul et même visage. la narratrice prend peur. Ce sont vraisemblablement des poseurs de bombes. Même leur rire est cruel. Marguerite Duras recompose dans cette scène des souvenirs très anciens, du temps où sa mère tentait de faire barrage contre l'océan Pacifique.

Mais le roman n'est pas là. Pas plus qu'il n'est dans les bribes de conversation sur l'amour avec le compagnon. Mots défaits pour dire les empêchements de l'illusion...

Le roman tient dans la longue très longue descente d'un couple d'Anglais au fond de l'ivresse. Le mari est capitaine d'un yacht et sa femme le suit sur toutes les mers du globe. On ne connaîtra son nom qu'à la fin du livre. Un nom qui n'est pas le sien. Donné par le jeune gardien de la villa de ses parents, avec lequel elle a eu un unique baiser...

Emily L. ressemble à une forteresse dont on ne saisit pas bien où se trouvent les murs. Elle regarde souvent le sol en sirotant son whisky et pleure la mort de son chien après avoir pleuré son enfant mort-né. Elle cherche toujours le poème qu'elle a écrit sur la lumière de l'hiver certains après-midi. Elle ne peut pas en écrire d'autres tant qu'elle ne l'aura pas retrouvé. Elle est un être morcelé, inachevé jusque dans la douleur. Comme cet autre personnage majeur de Marguerite Duras : Lol V. Stein.

Ce texte n'étant pas une chronique comme j'en rédige habituellement, le roman ayant été mille fois commenté, voici des extraits plus longs qui tous disent, parfois en bégayant, l'insoutenable impuissance de l'être. Et de l'écriture.


- Il me semble que c'est lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir... que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. Je découvre ça avec cette histoire que j'ai avec vous : écrire, c'est ça aussi, sans doute, c'est effacer. Remplacer. (page 23 de l'édition originale en 1987)

Je vous dis encore sur la peur. J'essaie de vous expliquer. Je n'y arrive pas. Je dis : c'est en moi. Sécrété par moi. Ca vit d'une vie paradoxale, géniale et cellulaire à la fois. C'est là. Sans langage pour se dire. Au plus près, c'est une cruauté nue, muette, de moi à moi, logée dans la tête, dans le cachot mental. Etanche. Avec des percées vers la raison, la vraisemblance, la clarté.

Je dis que la peur de la nuit et la peur de Dieu et la peur des morts sont des peurs apprises pour effrayer les enfants insoumis. Je dis aussi que parfois je vois les villes comme des objets d'épouvante avec, autour d'elles, des murailles pleines et gardées. C'est aussi comme ça que je vois les gouvernements. L'argent. Les familles d'argent. Je suis pleine des résonances de la guerre, de l'occupation coloniale aussi. Parfois, quand j'entends des ordres criés dans la langue allemande, j'aurais besoin de tuer. (pages 51 et 52)

 Le Captain avait lu le poème à travers les ratures et les régions claires de l'écriture. Cette région-là lui paraissait plus étrangère que celles dont elle avait douté. Elle disait à travers les ratures que certains après-midi d'hiver les rais de soleil qui s'infiltraient dans les nefs des cathédrales oppressaient de même que les retombées sonores des grandes orgues. 

Dans les régions claires de l'écriture elle disait que les blessures que nous faisaient ces mêmes épées de soleil nous étaient infligées par le ciel. Qu'elles ne laissaient ni trace ni cicatrice visible, ni dans la chair de notre corps ni dans nos pensées. Qu'elles ne nous blessaient ni ne nous soulageaient. Que c'était autre chose. Que c'était ailleurs. Ailleurs et loin de là où on aurait pu croire. Que ces blessures n'annonçaient rien, ne confirmaient rien qui aurait pu faire l'objet d'un enseignement, d'une provocation au sein du règne de Dieu. Non, il s'agissait de la perception de la dernière différence : celle, interne, au centre des significations. 

Vers la fin du poème, les régions de l'écriture devenaient obscures, indécises. Il était dit, ou presque dit, que cette différence interne était atteinte par le désespoir souverain dont elle était en quelque sorte le sceau. Le poème se perdait ensuite dans un voyage aérien, dans les dernières vallées avant les cimes, la froide nuit d'été, l'apparition de la mort. (page 85)


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