Les premiers poèmes de Xavier Girot ont été écrits quand il avait quatorze ans. Les derniers quand il en avait vingt. Puis il s’est donné la mort en septembre 1981. Six ans d’écriture donc, de la plus classique à la plus contemporaine, dans les fièvres de la nuit et la débâcle des jours. Aucun texte de lui n’a été publié de son vivant. En 2016, son frère Christian et son ami Christian Lavigne rencontrent Philémon Le Guyader, directeur des éditions Raz. Lequel est immédiatement subjugué. L’année suivante, il publie 107 poèmes de Xavier Girot et choisit d’appeler le recueil Villes intérieures, l’auteur n’ayant indiqué aucun titre. L’ensemble est précédé d’une note de l’éditeur, d’un Portrait d’un éternel ami par Christian Lavigne et de la dernière lettre que Xavier Girot lui a écrite juste avant son suicide. Ces textes tissent avec l’œuvre des liens étroits dans la trame du mystère de la poésie. Au cœur de la nuit ou en plein jour, la lecture de Villes intérieures impose un silence ému, forcément ému.
Il ne s’agit pas ici de céder à l’imagerie des météores littéraires. Ni de forcer l’énigme absolue de la mort volontaire. Seulement d’apprivoiser une poésie à nulle autre pareille, entre le noir et blanc des images, et d’offrir au lecteur un peu de sa lumière.
De Verlaine à la poésie orale
Dans son texte daté de septembre 1980, Souvenir personnel et qui n’a rien à voir, Xavier Girot clame son amour du classicisme. « Je crois profondément qu’en littérature il s’agit de nier le cours du temps ; il y a un courage nécessaire à, délibérément, choisir la beauté, qui est l’autre nom d’une raison encore claire, à, délibérément, choisir ce qui est respirable, honorable et sincère, et avec, le quolibet facile du « passéisme », plutôt que de hurler avec des loups de troupeau. » Cette profession de foi poétique est rappelée dans la dernière lettre de l’auteur à son ami, Cicéron et Pétrarque à l’appui.
Sans remonter jusqu’à l’Antiquité, le lecteur remarquera des poèmes dont la forme et / ou le fond évoquent le dix-neuvième siècle, du romantisme au symbolisme en passant par le réalisme. Dans la Stance en l’honneur du jour, « Les brumes lointaines s’effacent, et sur la lande remonte le cri de l’animal » peuvent faire penser à La mort du loup d’Alfred de Vigny. De même, Victor Hugo se reconnaîtrait dans certains quatrains du poème Des vies, et notamment le premier : « Je suis l’enfant de Babylone / qui regarde au loin les mâts blancs / des tours hautes qui s’abandonnent / au ciel levant ».
D’autres rapprochements seraient envisageables, avec Baudelaire parfois, ou encore Charles Cros, mais c’est surtout la figure de Verlaine qui apparaît entre les vers de Xavier Girot. Ainsi ce quatrain par exemple : « Quelle est l’heure où je me désire / quel est le ciel où je te tiens / d’ici partent tant de matins / le ciel est trop haut pour mourir… » Le poète reclus en sa solitude comme le pauvre Lélian prisonnier, s’interroge sur le temps et l’espace dont les traverses l’égarent. Notons également, dans Paysage de nuit, ces vers suspendus : « Dans la ville, les jeux des morts se lèvent, au coin des parcs, avec d’immenses voiles… » Le premier et le dernier distique du Colloque sentimental dans Fêtes galantes, publiés en 1869, s’y apparentent un peu même si le contexte est différent : « Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux formes ont tout à l’heure passé // Tels ils marchaient dans les avoines folles, / Et la nuit seule entendit leurs paroles. » L’imaginaire du lecteur se laissera bercer par les avoines folles comme par les immenses voiles et c’est ainsi que la chanson est bonne.
Franchissons maintenant le vingtième siècle avec Pierre Reverdy que Xavier Girot admirait. On trouve chez les deux poètes la même volonté d’assembler des fragments du réel que, rien, apparemment, ne relie. S’agit-il d’un miroir brisé dont la volonté invente une reconstitution ? Et pour quelle urgence de l’âme, entre veille et sommeil ? Dans sa préface à Plupart du temps, I, Hubert Juin dit de Reverdy qu’il piège le réel absent et que le poème est poème parce qu’il est nostalgie de la splendeur vraie. Sans forcer les ressorts de l’intertextualité, les échos reverdiens des poèmes de Xavier Girot sont tout à fait audibles et l’œil découvre des similitudes dans la représentation spatiale. En voici deux exemples :
Alors, le désert, la nuit, la peur, le sommeil
aux rues vides,
Voir se lever un nouveau jour, en ayant tout
perdu.
Se sauver.
Mourir, les yeux verts.
*
La lampe s’assemble
Les chênes noirs ont été promis
Bientôt tombe la mer
dans la nuit mauve
Visage et corps de l’adoration
*
En revanche, alors que Reverdy se tenait à l’écart du surréalisme, tout au moins dans ses élans qu’il estimait trop spontanés, échappant à la raison, Xavier Girot en aime les rivages improbables. Ainsi dans cet extrait : « Et le cadavre de la mer pend aux balcons de marbre comestible et fume avec des îles de connaissance, - vers des migrations -, et longs et sûrs frémissements pour les yeux grands ouverts sur les nuits glauques et vertes d’or, l’heure où le maître est ferroviaire ». De même, le désir d’effacement de l’auteur étant peut-être moins ancré que celui de son aîné, on notera ici un recours plus fréquent au « je », allant parfois jusqu’au balbutiement. Dans ces vers saccadés notamment : « La joie : Pourrait être l’eau pure – si n’était pas bue. La vie inquiète du bois pour soi. L’automne le hérissera. De minute en minute la chose du vent se précise. Maintenant. Je cours dans les taillis. Je, je, je, je ! »
Cette parole suffoquée nous amène à observer l’œuvre de Xavier Girot sous l’angle de la contemporanéité. De nombreux poèmes semblent avoir été écrits pour être dits voire criés sur scène. Leur disposition spatiale en atteste, dans l’égrainement des mots souvent répétés, parfois coupés. « plaines de clichés / plaines de projets / dans un grand soleil mauve / gicle / pour l’é / ternité / des regards tellement organisés / un jour une qui s’ouvrirait / un trait seul trait / et face au vent / des grandes écharpes rouges / sur les silences / les marais / les absences / les regrets ». L’accumulation des tirets, parfois tout du long d’un poème, impose à l’écriture la vitesse de la fureur de vivre avant la fin pressentie : « des-regards-absents-jetés-sur-des-bleus-alcools-/ des-intérêts-immenses à-la-seconde / et-puis-passer très-vite pour-ne-pas-tomber- / monsieur si-vous-tombez / ce-sera-la-fin-de-la-gravitation-universelle ». De même, et c’est peut-être là le désespoir de l’autodérision qui s’exprime, certains recours à la trivialité (non péjoratifs à nos yeux) trouveraient aujourd’hui leur place dans quelque gueuloir électrique des banlieues desdichadas, lorsque « tout fume et crache » : « le cul de Dieu », « ta gueule ta gueule ta gueule », « mon Dieu quelle connerie d’écrire », « nés dans la MERDE ».
Et pourtant, à l’opposé de son illustrissime ancêtre qui souhaitait que l’on fût « absolument moderne », Xavier Girot écrit ceci, encore dans Souvenir personnel et qui n’a rien à voir : « Nier l’aujourd’hui, nier, nier désespérément les modes, les langues sèches et inhumaines, les recherches de laboratoire qui ne donnent que du mortel », et lance un appel à la pureté, dernier apanage ontologique de l’étant. Comme une quête effrénée du blanc parmi les oripeaux du noir.
Les glissements du noir et du blanc sur la couleur
Les parts du noir et du blanc, les occurrences en attestent, sont équivalentes mais sans être conformes aux réalités visibles et invisibles. Bien sûr, à l’étroit dans son siècle, Xavier Girot voit du noir « au bout de la route » et les angoisses, ces peurs de la peur, ont la « crête noire ». Les cours en revanche, (le mot cour revient assez souvent), sont « très libres » tout en étant noires dans [un paysage qui n’écrit pas comme les autres]. Les toits sont noirs avec en surplomb des « vols étendus noirs » cependant que le blanc tombe sur les façades des maisons et [les mâts des hautes tours]. Cette blancheur, jusqu’au fond des yeux et [du rire vengeur], est parfois « sans fin ni verbe ». Inquiétante quand « un boulevard blanc charrie ses foules de raisons et de marches » - de fait le lecteur s’attend plutôt à ce que le boulevard soit noir – elle devient insoutenable en glissant sur les ardoises fermées. Et le poète fuit celle des tôles et des branches dans la ville réelle et inventée. Est-ce au cours de cette fuite qu’il va rencontrer « des fruits blancs » qui augureraient la disparition des corps ?
Le noir et le blanc n’ont donc ici aucune opposition symbolique. Le poème Tout blanc, tout noir ne sépare pas la veille du sommeil, (sait-on jamais vraiment si on dort ou pas…), et à deux heures du matin, le jour grandit au cœur de la nuit. Une nécessité qui permet de respirer, de [garder un visage]. Pour traquer les fausses apparences. Un cheval blanc n’est jamais tout à fait blanc, disait Renoir. Et le lecteur ajoutera que même le noir s’ajoure d’autres couleurs. Xavier Girot l’associe au bleu lorsqu’il marche sur les quais « à l’intérieur des pas », au vert des abysses où croisent « des vergers de pierre » et il garde en lui [la peur jaune des voitures scrutant le noir].
Parmi quelques touches de gris, d’orange et de mauve, les bleus et les verts, les rouges donnent au recueil une teinte expressionniste où rôde en permanence l’angoisse la plus sourde. Enumérons : main bleue, fumier bleu, bleu siècle, désir bleu des trains / alcool vert, vert intérieur des arbres, soleil vert, menaçante vivacité du vert / odeurs rouges, rouge des statues, armes rouges, silence obscur et rouge.
Ce petit repérage des couleurs tantôt crues et tantôt plus éthérées conduira qui sait le lecteur à fermer fortement les yeux, jusqu’à s’en étourdir. Et d’autres images lui apparaîtront, dans l’or et la lumière, cet insaisissable-là qui donne à l’écriture de Xavier Girot toute sa puissance hypnotique.
(à suivre)
Un très beau commentaire qui m'incite à lire cette oeuvre que je e connaissais pas.
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