Le corps des hommes et le corps des dieux
Commençons par cette notation d’août 1981, Nuit, déluge :
Dans le territoire pétrifié de la nuit, deux
corps s’apprennent. Le monde est tellement vide qu’il
qu’il faut bien en réduire l’étendue par la pression des
mains.
Il est grammaticalement logique de considérer qu’il s’agit de l’étendue du monde et de son vide. Cependant, dans la mesure où la pression des mains s’exerce sur les corps, la nécessité de la contention s’applique-t-elle aussi à eux ? De l’étendue du vide à celle des corps, voilà encore une énigme. D’autant que s’apprennent-là les commencements de l’amour. Quelque chose d’indéterminé, qui relève de la fatalité, en déborde alors que la nuit est forclose. Une matière ou une énergie indéterminée, peut-être une essence mais impure et le poète se résigne à faire ce qu’il peut, avec ses mains.
Plus généralement, Xavier Girot perçoit le corps comme un obstacle à la « douceur immortelle de n’être plus rien ». Au point d’imaginer en changer pour y mettre sa tête. Mais de quelle nature ? Terrestre ou céleste ? Charnelle ou spirituelle ?
Et c’est ainsi que se pose l’épineuse question des dieux, d’autant que l’auteur se déclare « athée et anti-chrétien » dans sa dernière lettre à Christian Lavigne. Sensible aux « vieux titans blêmes » de la mythologie, Xavier Girot en appelle au divin dans tous ses états, minuscules et majuscules. Il est présent derrière la vitre mais [se dérobe et s’enfuit] dès qu’elle s’ouvre. Et quand bien même la lune aurait « racheté les péchés de la ville…le silence est équivoque ». Dans le poème Ville vers le delta, le poète compare « les entrailles des charbons gueulants » au « cul de Dieu ». Ce qui n’empêche pas, quand « l’apocalypse est suffocante », de prêter [un visage et un corps à l’adoration]. Enfin, les voies du seigneur restant à tout jamais fermées à la raison , ce passage dans le poème Assaut : « Je crois l’amour maternel qui étend ses ailes mutilées / Par la grâce du Fils ». De quelle mère souffrante et de quelle figuration du fils parle-t-il vraiment ? Existe-t-il seulement un visage où s’immaculer ? Et, une fois encore, un rapprochement avec Reverdy se fait jour. « Et si tout ce que j’ai vu m’avait trompé / S’il n’y avait rien derrière cette toile / Qu’un trou vide », écrit le reclus de Solesmes…
Conclure, peut-être
« nous sommes les prothèses de nous-mêmes / ainsi nous nous défigurons le monde », écrit Xavier Girot dans son poème Désir demain. Le dispositif de la prothèse comme substitut d’une partie du corps remonte aux temps les plus anciens et connaît, avec le cœur artificiel, un développement sans précédent pendant les années 1970. Nul doute que Xavier Girot y était sensible, d’autant que l’un de ses auteurs préférés, Plutarque, narre l’histoire d’une prothèse de pied à la suite d’une amputation en Egypte ancienne. Mais il ne s’agit pas seulement de médecine. Dans le domaine de la liturgie, une prothèse désigne un autel portatif qui sert à préparer ce qui est nécessaire à l’office. Il est raisonnable de penser que Xavier Girot connaissait cette extension sémantique. Selon les heures du jour et de la nuit, sa poésie elle-même prothétique augmente ou réduit le regard qu’elle porte sur le monde. De l’infiniment grand à l’infiniment petit, elle cherche les accords/désaccords du noir et du blanc, attarde sur l’invisible ordinaire des couleurs improbables qui vibrent avec l’immensité élémentaire. Un simple linge, pur ou impur, battant sa mesure contre le vide au fond d’une arrière-cour, configure tous les visages, puis les défigure. Pour qu’apparaisse, peut-être incréé, le visage du corps et de la langue, et que la lumière soit sous le soleil. Figurer. Configurer. Défigurer. Transfigurer. La quête éternelle du poète, comme un combat, Baudelaire le croyait, perdu d’avance.
L’œuvre de Xavier Girot n’a cependant pas dit son dernier mot. Bientôt, le lecteur aura encore à s’émouvoir...
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