mardi 9 janvier 2024

Montaigne, Journal de voyage en Italie (1)

 

Le 22 juin 1580, Montaigne part de son château pour un voyage qui va durer dix-sept mois et huit jours. Quatre gentilshommes l'accompagnent, dont son jeune frère d'à peine vingt ans. La troupe compte aussi quelques serviteurs et un secrétaire, lequel rédige une partie importante du journal en tenant plus ou moins compte de ce que lui dit Montaigne. Le but du voyage est Rome mais l'itinéraire est loin d'être direct. Contrairement à ses compagnons, le philosophe prise fort la lenteur et, comme un touriste avant l'heure, aime à s'attarder dans les villes et "villettes" aux parages séduisants.

Voici les étapes essentielles de cet itinéraire : La Fère au nord de Paris puis cap vers l'est. Soissons, Epernay, Châlons-sur-Marne, Vitry-le-François, Bar-le-Duc, Vaucouleurs et Domrémy-la-Pucelle, Plombières-les-Bains, Remiremont, et, le long de la Moselle, le village "de piètre qualité" de Bussang avant d'entrer en Allemagne et en Suisse. 

Plus de trois mois se sont déjà écoulés.  Le seul séjour à Plombières dure onze jours car les bains qu'on y prend sont de grande qualité "et d'ailleurs les enfants de six mois à un an ont l'habitude de grenouiller dedans"...

Du 1er au 25 octobre 1580, Montaigne visite notamment  Bâle, Baden, Constance, Augsbourg, Ulm, Munich et Innsbruck (Autriche). Curieux de tous les domaines les plus concrets, le philosophe regrette de ne pas avoir emmené "un cuisinier pour l'instruire des façons locales et pour essayer de reproduire les recettes de retour chez lui". De même, il est navré de n'avoir point dans ses bagages "les livres comportant les choses rares et remarquables de chaque lieu" dont la célèbre


Cosmographie universelle
de Sébastien Münster publiée en 1544. Cet ouvrage, l'un des plus lus pendant la Renaissance, décrit le monde dans sa totalité en mêlant histoire, géographie et cartographie. Presque un guide de voyage avant l'heure ! Ce qu'est le Journal de voyage en Italie lui-même. Avec des notations très précises sur la qualité et le prix des hostelleries et autres logis. Sans oublier les frais alimentaires des hommes et des chevaux, le coût des guides et traducteurs, celui de l'eau dans les bains.  

Montaigne ne cache pas son admiration pour l'architecture et l'organisation  des cités en Suisse et en Allemagne. Tout y est plus beau et plus ordonné qu'en France. "La ville (Baden) se situe en haut, au sommet de la colline, petite et très belle comme elles le sont sont quasiment toutes dans cette contrée. Car outre le fait qu'ils font leurs rues plus larges et plus ouvertes que les nôtres, les places plus amples, et tant de fenêtrages plus richement vitrés partout, ils ont pris la coutume de peindre quasiment toutes les façades des maisons, tout en les ornant de devises, ce qui leur donne un aspect très plaisant". Le rouge indique la maison d'un forgeron, le jaune celle d'un céréalier-boulanger, le vert celle d'un tisserand. "De plus, il n'y a nulle ville où il ne coule pas plusieurs ruisseaux de fontaines, lesquelles sont construites de manière luxueuse (en bois ou en pierre) sur les carrefours. Tout ceci fait paraître leurs villes beaucoup plus belles que les françaises. Et Montaigne, dans la lignée de Léonard de Vinci et   Michel-Ange, décrit les dispositifs techniques de l'acheminent des eaux dans les tuyaux et les bassins. Enfin, et ce n'est pas le moindre en cette époque troublée par les controverses bibliques,   il note au sujet de la petite ville de Lindau construite sur un lac : "Deux religions s'y pratiquent. Nous vîmes l'église catholique, bâtie en l'an 866, où toute chose est laissée en son entier, et nous vîmes aussi l'église dont les pasteurs protestants se servent. Toutes les villes impériales sont libres de choisir entre les deux religions, catholique ou luthérienne, selon la volonté des habitants. Ensuite, ils adhèrent plus ou moins librement à celle qu'ils favorisent." Quelle volonté et quelle liberté ? Voilà bien le scepticisme du philosophe qui écrit dans ses Essais qu'on naît catholique comme on naît Bourguignon. Ce qui échappa à la scrutation des censeurs romains qui reprochèrent surtout à l'auteur d'employer le terme de fortune plutôt que celui de providence, ainsi que sa condamnation de la torture...

Le Journal de voyage en Italie par la Suisse et l'Allemagne, longuement et doctement préfacé par Antoine Compagnon, est très dense dans ses descriptions et ses narrations, ses liens historiques et anthropologiques. Un seul article ne saurait en dire toute la substance. J'évoquerai prochainement le rapport de Montaigne à son corps souffrant tout au long de son épopée de buveur d'eau. Puis, bien sûr, il me faudra aborder Venise, Florence, Sienne et Rome. Cette destination finale dont l'intention reste encore inconnue. 

L'ouvrage est une coédition Bouquins / Mollat et coûte 32 euros. Prix amplement justifié par les nombreuses et magnifiques reproductions de peintures de l'époque.

Jeune fille à la coupe de fruits, Le Titien, 1555

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