mardi 6 février 2024

Gilles Deleuze, La pomme de Cézanne


 N'ayez pas peur de Gille Deleuze ! Un jour, j'ai rencontré une dame de cantine dont la mère avait travaillé chez le philosophe, dans sa maison de campagne qui s'appelait La Rêverie. Je n'ai retenu qu'une anecdote. Deleuze cachait des bouteilles d'alcool derrière les tapisseries de son salon. Ce souvenir-là a vingt ans au bas mot. Il eût été intéressant de prendre contact avec cette personne et d'écrire un portrait du maître vu par sa servante. On peut supposer que l'homme, en son privé, était aussi bienveillant qu'avec ses étudiants et ne se croyait pas au-dessus de sa femme de ménage. On peut imaginer qu'elle s'appelait Céleste. Deleuze y aurait forcément été sensible.

LA POMME DE CEZANNE, pp 65-66 :

"Ce qu'il a saisi, ce qu'il a amené à la peinture, c'est le fait de la pomme. Il a compris la pomme. Jamais quelqu'un n'a compris une pomme comme ça. Qu'est-ce que ça veut dire : comprendre en tant que peintre ? Comprendre une pomme, ça veut dire la faire advenir comme fait, ce que Lawrence appelle le caractère pommesque de la pomme. Voilà ce que Cézanne a su peindre. A l'issue de quelle lutte contre le cliché, de quelle recherche où Cézanne n'était jamais satisfait ? En revanche, il dit : les paysages, ça va moins bien, quelle que soit leur beauté. Il dit : le problème de Cézanne, c'était que, s'il avait tellement compris le caractère pommesque de la pomme, il n'avait pas tellement compris, par exemple, le caractère féminesque des femmes. Oui, cette page merveilleuse où Lawrence dit : ses femmes, il les peint comme des pommes et c'est comme ça qu'il s'en sort. Madame Cézanne, c'est une espèce de pomme. Ca n'empêche pas que ce sont des tableaux géniaux. Lawrence dit : si à la fin de sa vie, un peintre peut dire comme Cézanne : j'ai compris la pomme et un ou deux pots, c'est déjà formidable."


Et Deleuze, humble car lucide, ajoute : "Vous savez, c'est comme tout : un écrivain, un philosophe ça ne comprend pas grand-chose, faut pas exagérer..." Puis il dit que la pomme de Cézanne n'est pas une idée platonicienne. J'imagine qu'il veut dire aucune séparation entre la forme sensible de la pomme et l'idée qu'elle représente. Et, par ricochet, voilà qui me ramène à Claude Bellan. Son émerveillement quand il nous racontait ce qu'il appelait l'assiette de Giacometti. Le temps quasi hypnotique qu'il passait à tracer les cercles qui constituent l'assiette. Pour chercher à atteindre, peut-être, le fait absolu. Ce combat-là, avec et contre la matière même, sans la dissocier de l'idée dont elle est tramée.

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