Ces cours de Gilles Deleuze sont indissociables de la création de l'université de Vincennes en 1968. Ouverte aux non-bacheliers, elle accueillait des publics très divers (travailleurs, militants, visiteurs étrangers...) et favorisait une approche interdisciplinaire des savoirs. Sollicité par Michel Foucault, Deleuze participa à cette aventure expérimentale en 1970, à raison d'un seul cours par semaine à cause de sa santé fragile.
En 1980, Vincennes fut détruite à la demande de la ministre Alice Saunier-Seïté et avec le soutien de Jacques Chirac maire de Paris. Ses enseignants durent se replier à Saint-Denis dans un modeste IUT. Deleuze y intervint jusqu'en 1987.
Voici ce qu'il en disait : " L'enseignement de la philosophie, ainsi, s'oriente directement sur la question de savoir en quoi la philosophie peut servir à des mathématiciens, ou à des musiciens, etc. - même et surtout quand elle ne parle pas de musique ou de mathématiques. Un tel enseignement n'est nullement de culture générale, il est pragmatique et expérimental, toujours hors de lui-même, précisément parce que les auditeurs sont amenés à intervenir en fonction de besoins ou d'apports qui sont les leurs... Il n'y a pas d'auditeur ou d'étudiant qui n'arrive avec des domaines propres, sur lesquels la discipline enseignée doit "prendre" au lieu de les laisser de côté..."
Mais revenons-en à ce qui nous a particulièrement saisi :
LA PAGE BLANCHE ET LA TOILE BLANCHE, (pp 54-57) :
"Il y a des gens qui font des livres là-dessus, sur le vertige de la page blanche. Comprenez : on ne voit vraiment pas pourquoi quelqu'un voudrait remplir une page blanche. Une page blanche, ça ne manque de rien. Je vois peu de thèmes aussi stupides. Alors y passent tous les lieux communs ; l'angoisse de la page blanche, on peut même y mettre un peu de psychanalyse, là-dedans... C'est d'une stupidité insondable puisque si quelqu'un se met devant une page blanche, il ne risque pas de la remplir, c'est forcé. Bien plus, ça s'accompagne d'une conception de l'écriture tellement stupide... Il y a déjà plein de choses, je dirais plus : il y a beaucoup trop de choses sur la page, il n'y a pas de page blanche. Il y a une page blanche objectivement, c'est-à-dire d'une fausse objectivité pour le tiers qui regarde ; sinon votre page à vous est encombrée, tellement encombrée qu'il n'y a même plus de place pour y ajouter quoi que ce soit si bien qu'écrire, ce sera fondamentalement gommer, supprimer... En quoi écrire est-il une épreuve ? C'est que vous n'écrivez pas avec rien dans la tête ; vous avez beaucoup de choses dans la tête. Mais, dans la tête, d'une certaine manière, tout se vaut, à savoir ce qu'il y a de bon dans une idée et ce qu'il y a de facile, de tout fait, c'est sur le même plan. C'est seulement quand vous passez à l'acte, par l'activité d'écrire, que se fait cette bizarre sélection où vous devenez acte...
J'en viens à la peinture. C'est aussi bête de croire que la toile est une surface blanche. Une toile, ce n'est pas une surface blanche, je crois que les peintres le savent bien. Avant qu'ils ne commencent, la toile est déjà remplie... Si le peintre a de la peine à commencer, c'est justement parce que sa toile est pleine... Le problème, ça va être d'ôter ces choses invisibles pourtant, et qui ont déjà pris la toile... il y a un mot pour désigner ce dont la toile est pleine avant que le peintre ne commence, c'est : cliché. La toile est déjà remplie de clichés. Si bien que, dans l'acte de peindre, il y aura, comme dans l'acte d'écrire, une série de soustractions, de gommages, la nécessité de nettoyer la toile...
On nous dit souvent : on vit dans un monde de simulacres, dans un monde de clichés. Sans doute faut-il mettre en cause certains progrès techniques dans le domaine des images, l'image photo, l'image ciné, l'image télé, etc... Mais ça n'existe pas simplement sur les écrans, ça existe dans nos têtes, dans une pièce. C'est vraiment lucrécien, quand Lucrèce parle des simulacres qui se promènent à travers le monde, qui traversent des espaces pour venir d'un endroit frapper notre tête, frapper notre cerveau...
Il y a une production, reproduction à l'infini du cliché, qui fait que la consommation est extrêmement rapide. Lutte contre le cliché, c'est ça le cri de guerre du peintre, je crois... Comment le peintre va-t-il échapper aux clichés, tant aux clichés qui viennent du dehors et qui s'imposent déjà sur la toile, qu'aux clichés qui viennent de lui ? Ca va être une lutte avec l'ombre, puisque ces clichés n'existent pas objectivement. Encore une fois, on croit à la surface blanche, et pourtant ils sont là..."
Il faudrait pouvoir imaginer ce que dirait Deleuze en 2024. A l'heure de la micro informatique et du numérique, des réseaux sociaux, des téléphones portables, de l'intelligence artificielle et, bientôt, des implants cérébraux... Par combien la consommation des clichés a-t-elle été multipliée dans toutes les représentations et tous les usages de la culture (faits sociaux, perceptions politiques...) ?
Existe-t-il encore, sur la page comme sur la toile, un "chaos-germe" dont quelque chose peut naître ? Quant aux simulacres de la réalité concrète comme de la réalité virtuelle chers à Philip K. Dick (lequel est cité une fois par Deleuze), il est intéressant de noter que Lucrèce, il y a deux mille ans, en avait déjà la prescience quasi matérielle...
Photo 1 : Deleuze en couverture de Pourparlers
Photo 2 : Détail d'une des dernières toiles de Claude Bellan en 2010
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