jeudi 8 février 2024

Gilles Deleuze, L'oeil et la main

 

"La peinture est-elle un art visuel ou manuel ? Si on dit : les deux, ça n'avance pas. Là encore, avec toutes les réserves que je refais chaque fois : est-ce une question générale ou est-ce que ça varie avec chaque peintre ? Ou y a-t-il du moins de grandes tendances que l'on peut distinguer ? Au lieu de fonder ces catégories - abstrait, expressionniste, figuratif, etc. - sur des données puériles comme : est-ce que ça représente quelque chose ou pas, n'y a-t-il pas lieu de reprendre ces grandes catégories - si elles sont bien fondées - en les rapportant à de tout autres critères ? Exemple : est-ce que les rapports de l'oeil et de la main sont les mêmes chez un peintre qu'on appelle abstrait ou chez un peintre qu'on qualifiera d'expressionniste ou chez un peintre qu'on qualifiera de figuratif ? Qu'est-ce que la variabilité possible des rapports oeil-main ?

C'est toujours cette histoire que j'essaie de développer, à savoir : ce chaos sur la toile - s'il existe - qui est comme l'acte d'instauration de la peinture, est essentiellement manuel... C'est l'expression d'une main libérée de toute soumission à l'oeil. Un peu comme si je faisais une espèce de gribouillis en fermant les yeux, comme si la main ne se guidait plus sur les données visuelles. C'est bien par là que c'est un chaos... Il implique l'effondrement des coordonnées visuelles... Faire sans voir. Libération de la main... Au lieu que la main suive l'oeil, la main, comme une gifle, va s'imposer à l'oeil. Elle va lui faire violence...

Est-ce que l'oeil est capable de voir ce que fait la main libérée de l'oeil ? C'est compliqué. C'est une véritable torsion du rapport de deux organes. En effet, dans les tableaux, il y a un moment où on a l'impression que l'oeil ne fait plus que suivre, comme si la main était animée d'une volonté étrangère."

Compliqué en effet. Peut-être que, dans certaines situations, c'est l'oeil qui prend la main et que, dans d'autres, c'est la main qui ouvre l'oeil. On ne peut savoir. En fait, tout le corps de l'artiste est engagé dans l'acte de peindre. Pour en revenir aux dos, on peut imaginer qu'un tableau soit infléchi par des douleurs lombaires par exemple. Sans que l'artiste en ait conscience. En tout cas, l'idée de la main animée par une volonté étrangère est séduisante, inquiétante même. 

Image : Autoportrait de Claude Bellan. Mais qu'a-t-il dans les mains ? 

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