Le bitume ou la mer de Rémi Letourneur est une longue prose poétique composée de trois mouvements : Enclave, Excursion et Fin.
L'auteur est un passant ordinaire, tantôt présent tantôt absent, dans ce que la banalité des paysages cache ou révèle. La matière des rues et des boulevards, des ponts, n'est pas plus sûre que celle des corps qui chancèlent et suffoquent avant de se désagréger. L'époque même manque de contours en ses durées. "Quand suis-je ? ", se demande Rémi Letourneur. Reste la volonté [d'imaginer par l'oeillère d'une porte close la possibilité d'un autre monde sensible].
Le lavomatique, avec ses étapes minutées et ses hublots globuleux, incarne et désincarne cette volonté-là, dans la langue abolie aux sons du tambour. L'enfance revisitée métamorphose l'image du père et de la mère. Leurs "bouches d'écailles" ont tour à tour les râles de la vie et de la mort. Petite vie et petite mort pour un enfantement bicéphale, noyé dans les [aquosités baveuses] et "les débris salivaires". Mais le chant de l'enfance reprend le dessus. Les parents, [rincés, essorés] sont partis... Il y a plein de fleurs dans les mots "qui ont l'odeur du vent lorsqu'il venait jouer, encore, contre les cordes à linge". Est-ce ainsi que la vie se désenclave ?
A jouer les funambules sur une scène qui est comme le réel de Lacan un trou sans bords, le poète en excursion se retrouve "perché-vautré sur le cou d'une girafe" et prend "les chevelures buissonnières pour des moquettes". Quelque chose ne va pas. Entre ciel et bitume, la machinerie onirique se détraque. Rémi Letourneur ressent "le frisson d'une vie antérieure". Est-elle le lieu trouble de ses vagabondages ? Des herbes hautes déplient leurs énigmes le long d'une rivière à implants et toute forme se déforme. Il n'y a plus de corps qui tienne. Comment naviguer dans des géographies où la lune s'éteint, où le liquide amniotique du réel submerge toutes les lignes ? En Ulysse du futur improbable, le poète cherche ses points d'ancrage. Dans l'en-soi et le hors-soi. "J'ai navigué pour tous les ports. Et partout, d'amarrer des pontons sans relief, je me suis perdu. Aux quais, je n'ai trouvé que le vide des chemins sans frontières, que des hommes sans papier, sans nom", écrit-il. Ce voyage sans retour est aussi un voyage sans aller. Le temps comme l'espace sont vides. Il n'y a pas de fin sans confins.
Dans son dernier texte intitulé Cendrier, Rémi Letourneur est assigné à domicile par le ciel qui bloque et la lune qui coagule. Même les miaulements du vent n'engendrent aucune illusion de chat. Ne reste que le rien dans des cadres où vague le flou. Il n'y a rien. "Tout est là".
Extraits :
"Aux recoins du hangar, les bâillements du ciel, passant aux filtres de fenêtres ciselées, projettent tubes et machines d'un regard perle et rouille. Ossatures sans noms, cadavres ou reliques pour cette image que l'écho réanime en vain, pantins sans articulations qui flottent plat, contre le bitume et les carreaux débraillés : quel est ce parfum que je vois fuiter de vos pores de métal ? Tu te demandes aussi quelle est cette odeur, toi qui jamais ne prêtes le nez aux gestes des minutes. Et moi, je te réponds que les années compactes suintent aux choses qui tiennent debout. Tu avances, je te suis, puisque toujours, c'est ainsi, l'horizon nous déroule."
*
"Je suis sorti. Sorti de moi. Mais, de me voir seul au milieu des raies, j'ai été pris de vertige. Vertige de matière vide des pieds jusqu'au menton. Vertige d'une scène sans lueur. Vertige d'un chemin sans route. Inconcevable. Et ce vide, si profond qu'il en éteint la profondeur, m' a ramené en corps. Aux marges du monde, j'ai caressé, dans un frisson, les limites de la conscience. Combien de temps ai-je passé loin de moi ?
Le retour à la plaine, le retour à ses larmes, le retour à ces longues respirations nocturnes n'est pas un choix. En brouillures sous le ciel éclaté, j'ai voulu embrasser l'univers en désordre : impossible. Retrouver l'harmonie pour en laper chaque goutte ; reconstruire le tableau pour y vagabonder pleinement. J'attends toujours la lune."
*
"C'est le moment où aube et crépuscule s'affairent. C'est le moment où l'horloge réparée embauche. C'est le moment, où moi aussi, je dois te repartir. Mais avant, je laisserai sur la berge un mot, je glisserai dans la barque, à quai, un son. Un son plein et solide, d'un métallisme froid. Un mot succinct, suave comme un oreiller. Mais un mot que mes doigts puissent saisir en toute sécurité : une rame, en somme. Etanche. Oui, c'est bien ça : étanche, comme mon coeur voudrait l'être sur cette barque, là-bas."
L'écriture de Rémi Letourneur s'attache autant au son qu'au sens et épouse souvent le rythme de la ritournelle : "Rouillé. Rouillé au fond de... ; je roule des pieds. Des pieds contre... ; Alors j'attends. J'attends que...". Elle hésite entre anaphore et épiphore : "C'est le moment... ; Derrière les portes... ; Il faut choisir, chacun son tour. Choisir... ; La lune s'est laissé faire". Cet attachement à la musicalité est particulièrement sensible dans le texte Hydre aux litres. Les mots, qui sont des phonèmes, tantôt sifflements et tantôt plaintes étouffées, fusent puis s'effondrent, "onomatopées lourdes", dans un [nuage sonore de métal et d'inox]. Enfin, cela compte pour exprimer le détachement de l'attachement, le poète qui se dit "girafé" sait manier l'humour, piqueté ça et là de légères pointes surréalistes. Et c'est ainsi que nous l'aimons. "Tout est là".
Rémi Letourneur a publié dans plusieurs revues dont Traction-Brabant de Patrice Maltaverne et La page blanche de Matthieu Lorin. L'un de ses poèmes vient de paraître dans la revue Lichen. Nous espérons vivement que Le bitume ou la mer trouvera bientôt un éditeur.
Image : Salvador Dali, Solitude, 1931
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