jeudi 7 mars 2024

Siri Hustvedt, autobiographie et roman


Dans son essai L'avenir de la littérature, Siri Hustvedt aborde évidemment l'incontournable question du souvenir, comment on s'en saisit, comment on s'en dessaisit, comment il se compose, se décompose puis se recompose. L'étroit maillage du passé, du présent et du futur par la pensée, l'émotion, le désir et la relation de ceux-ci augmente le flou et les opacités. De même, il ne faut pas perdre de vue qu'un souvenir n'appartient jamais tout à fait à celui qui se souvient. Il est en lien avec d'autres souvenirs, individuels et collectifs. Lesquels, cela va de soi, sont sans cesse revus et corrigés par les variantes infinies de l'imaginaire selon les époques...

 "Nos souvenirs autobiographiques, la manière dont nous retenons le passé dans le présent, sont un terrain noyé dans la brume. Non seulement nos souvenirs perdent en précision au fil des années mais ils changent. Afin de mieux souligner que le présent imprime toujours sa marque sur le passé, Freud forgea le concept d'après-coup. Nous ne pouvons faire retour vers ce qui a été, sauf à travers les "lentilles" du présent. Les spécialistes de la mémoire parlent de consolidation et de reconsolidation. L'émotion consolide les souvenirs...mais le même souvenir est aussi l'objet d'un travail de reconsolidation, il change. Nous n'emmagasinons pas les souvenirs en les rangeant dans des boîtes de nos cerveaux pour ensuite les en retirer chaque fois que nous le décidons. Les métamorphoses de la mémoire sont complexes et ne sont pas entièrement comprises, mais il est bien connu que les êtres humains peuvent se rappeler quelque chose qui ne s'est jamais produit ou qui est arrivé à quelqu'un d'autres."

"De nombreuses recherches empiriques ont démontré de façon certaine que la mémoire peut être manipulée par la pression sociale. En 2011, Micah Edelson et ses collègues du Weizmann Institute publiaient un article dans la revue Science intitulé "Suivre la foule : substrats cérébraux du souvenir conformiste de long terme"... Ils relevaient ceci : "Les participants ont eu fortement tendance à se conformer à des souvenirs erronés entretenus par le groupe, commettant ainsi des erreurs à la fois durables et temporaires, y compris lorsque leur souvenir initial était précis. Les images mentales produites par une personne qui se conforme à ce que croit la foule en viennent, me semble-t-il, à supplanter les images initiales. Aucun des participants à cette expérience ne souhaitait faire erreur dans son travail de remémoration, mais le souvenir précis que chacun d'eux avait gardé du film qu'ils avaient vu avait été altéré de façon définitive du fait même de l'influence d'autrui. Des souvenirs autobiographiques peuvent être éclipsés par des fictions."

"Ma conviction est que les réalités fugaces du souvenir autobiographique conscient - les nuées d'images que nous avons à l'esprit et qu'accompagne chaque fois une tonalité émotionnelle particulière - et que l'acte même consistant à s'imaginer dans le futur ou à écrire un roman, qui génère également des images mentales et des sentiments, ne sont pas choses distinctes mais parties intégrantes de la même activité."

"Le langage est au fond diabolique. Il naît entre des personnes et parmi elles. Comme l'avance le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, "tout mot est pour moitié celui de quelqu'un d'autre". Lorsque je lis des romans, je suis cet autre, celui qui accepte le don que me fait l'écrivain. Tout livre est inventé, non seulement par l'écrivain mais aussi par son lecteur." 

Image : Gérard Garouste, 1987

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