lundi 1 avril 2024

Claude Favre & Roxana Crisologo, La débâcle du monde

Les poètes le savent aussi et le disent sans détours. L'humanité souffre de plus en plus dans notre monde à la dérive.  Les fêlures à la longue deviennent des brèches impossibles à réparer, le gouffre déjà s'ouvre au regard qui a la volonté de garder les yeux ouverts.

Dans son recueil Thermos fêlé, Claude Favre  tient la chronique des jours de guingois du 29 décembre 2014 au jeudi 19 mars 2015. Avec, en exergue, cette question terrible de Federico García Lorca : "Est-ce qu'un homme peut jamais cesser de l'être ?"  

Le lecteur retrouve les innombrables avanies qui défigurent le visage des hommes depuis les commencements de l'histoire, majuscule et minuscule. L'effet d'accumulation le mène au bord de la suffocation : réfugiés syriens sous "l'horizon engorgé", attentat contre Charlie Hebdo, génocide au Congo, agressions contre des musulmans, agressions contre des juifs, déroutes à Port-au-Prince... Puis, ici, à Ploucville où "on espère il n'y aura pas de vent", statistiques et faits divers à l'appui : la misère sociale, la faim et la soif dans les nuits froides et sans sommeil, cette horreur-là sans cesse répétée (plus de 30 000 enfants sans domicile fixe, en France, en mars 2015...)

La langue de Claude Favre, en ses proses heurtées, va et vient entre l'énoncé ordinaire et la grammaire implosée. "un peu comme un thermos fêlé - impeccable extérieurement, mais dedans rien que du verre brisé". Et l'implosion, dans le même souffle dévastateur, explose toutes les figurations. Comment se recomposer dans la banalité du mal ? Comment ne pas avoir une "tête à hurle" ? 

 

Dans son recueil Un día me iré sin llevarme nada / Un jour je m'en irai sans rien emporter, la Péruvienne exilée à Helsinki Roxana Crisólogo dresse un constat identique, de Lima à Istanbul où "quelque chose va sauter avant que la lumière vacille", de Taormina en Sicile peuplée d'enfants errants sous le soleil gluant d'huile à bronzer à Ramallah dont la moitié des oiseaux ne sont plus. Et l'auteure, non sans ironie amère, "raconte l'histoire de l'inégalité" avec, sur sa peau, les traces visibles de ses parents migrants. Cependant que dans les savanes africaines, des "chasseurs octogénaires" au ventre confortable paient de petites fortunes pour photographier des animaux qui fuient [les saisons sèches et les pesticides]. Et que, à Helsinki,  les centres commerciaux et les spas affichent leur opulence. Malgré le manque de lumière qui fait tomber les ongles.

La lucidité, cette blessure dite aveuglante, conduit Roxana Crisólogo à questionner la poésie elle-même. Sans concessions. "j'ai honoré le temps que la poésie m'avait imparti pour faire briller la vaisselle / j'ai honoré mon quota de mots de chagrin / j'ai fait malgré la poésie / et si la poésie m'avait abandonné dans la steppe / pour que j'apprenne à me défendre ?"

La langue de Roxana est magnifiquement décrite par la poétesse et cinéaste Véronique Kanor dans sa préface. "De vers libres en vers évadés", entre effacement et dévoilement, les mots ont des fulgurances suspendues qui disent oui "aux rêves des enfants" et "non au massacre du vivant". Parfois, ils "sont les chaises sur lesquelles  elle assied le monde". Pour qu'il tienne un peu. Encore un peu.

 

Extraits :

 mardi 20 janvier, si mal, n'être que, n'être pas, perdue la folie, tuer ces dessinateurs, des êtres seulement humains et leurs proches ou ceux qui les défendaient ou des Juifs pour être Juifs, ou êtres humains, on peut tuer des hommes qui rient cibles, attentats, exécutions, sale guerre des civiles délations se débarrasser de, il prenait toujours la place de parking dire qu'il n'est, qu'il a, blasphémé, c'est-à-dire, non tué, mais parlé trop de chiffres et nombres / de bouches à rire, pas le droit de vivre n'a, même mal, de guingois mon devoir le leur dois, ne jamais ni en rabattre ni en lâcher les mots, surtout pas, pour, tous ceux qui comme Charlie Hebdo, même contre, pensent libres (Claude Favre)

 

J'aime à savoir qu'il y a une personne de plus qui chemine en moi

comme un chien ancre sur mes traces

une âme accolée qui foule le sol et tousse après moi

qui tombe et se relève

qui me corrige qui me nourrit 

qui me voit dans l'avenir forcé

[son défilé de poussières]

mon côté fossile

je me tenais à la porte de ma maison dans l'attente de ce décollement

le contact visuel avec l'autre partie de moi (Roxana Crisólogo)

 

Thermos fêlé de Claude Favre est publié aux éditions L'herbe qui tremble avec des peintures de Jean Dalemans. Il coûte 15 €. 

Un día me iré sin llevarme nada / Un jour je m'en irai sans rien emporter de Roxana Crisólogo, traduit de l'espagnol du Pérou par Patricia Houéfa Grange, est publié en bilingue par l'association Kaléidoscope Laboratoire Culturel (KLAC). Il coûte 12 €. 

* Claude Favre vient de remporter le prix de poésie du Bellovidère 2024 pour son recueil Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant, publié aux éditions Lanskine (et chroniqué sur ce blog).

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