Le mercredi 26 mars au Marché des Douves à Bordeaux, le collectif Pour Le Moment a réuni une quarantaine de personnes autour de la poésie. Une belle réussite pour ce premier événement grâce à Rémi Letourneur, organisateur, interviewer et...barman.
Dinah Ribard a ouvert la soirée avec une communication simple et enjouée autour de la poésie ouvrière du 17ème au 19ème siècle. Son dernier livre longuement médité, Le Menuisier de Nevers (conjointement édité par Le Seuil et Gallimard) croise habilement histoire et sociologie, anthropologie et littérature. Le menuisier de Nevers s'appelait Adam Billaut et sa poésie, publiée à Paris sous Louis XIV, a été célébrée jusqu'à ce que la IIIème République soit-disant égalitaire la fasse disparaître... A la même époque, la très libérale Angleterre accordait à ses poètes-ouvriers (oeuvriers pourrait-on dire) une place significative dans les manuels scolaires. Dinah Ribard démontre ainsi que "la littérature n'enregistre pas le mouvement de l'histoire : elle est une forme d'action qui transforme les voies d'accès à la parole publique et façonne l'histoire des classes sociales".
La figure haute en couleurs de Jacques Boé, dit Jasmin, (1798-1864), poète et coiffeur qui déclamait ses textes en langue d'oc devant un public nombreux est également évoquée. Ce qui permet à Dinah Ribard de tordre le cou à une idée reçue : le "petit peuple" n'était pas systématiquement analphabète. L'historiographie "officielle" du XXème siècle s'est longtemps fourvoyée en faussant la perception des inégalités... Les gens d'en haut, clercs patentés par la bénédiction divine, veillaient à ce que ceux d'en bas soient maintenus dans la crasse de l'ignorance. Les travaux de déconstruction/reconstruction de Jacques Rancière, parmi d'autres, ouvrent de nouvelles voies à nos représentations et s'avèrent salutaires à notre époque plus que jamais menacée par la misère sociale...
Après une courte pause arrosée de bière et de vin, les membres du collectif ont lu les textes des uns et des autres, nus ou accompagnés au piano, sans préciser le nom de l'auteur. Lequel s'efface derrière les mots. Une volonté séduisante loin des postures clinquantes à la mode et des batteurs de planches vermoulues. Le public, toutes générations confondues (autre souhait du collectif), y a été sensible.
Enfin, dernier moment de la soirée, un duo fascinant. Julien Gobin à la guitare et Antoine Ricouard à la voix (espagnol, arabe et français) pour célébrer l'Andalousie. Celle du royaume de Grenade et du romancero gitano. Portée par le chant profond de Federico García Lorca, Antonio Machado et Mahmoud Darwich qui, rappelons-le, disait sa poésie devant plusieurs milliers de personnes sur des stades. Voici quelques-uns de leurs vers :
Tierra seca, / tierra quieta / de noches / inmensas. // (Viento en el olivar, / viento en la sierra). // Tierra / vieja / del candil / y la pena...
Terre sèche, / terre sage / des nuits immenses. // (Vent sur l'oliveraie, vent sur la montagne). // Terre / vieille / de la lampe / et de la peine... (Federico García Lorca, Poema de la Soleá)
Muerto se quedó en la calle / con un puñal en el pecho / No le conocía nadie. / Cómo temblaba el farol ! / Madre. / Cómo temblaba el farolito de la calle !...
Il est resté mort dans la rue / un poignard dans la poitrine / Personne ne le connaissait. / Comme tremblait la lanterne ! Mère. / Comme elle tremblait la petite lanterne de la rue !... (Federico García Lorca, Poema de la Soleá)
Era un niño que soñaba / un caballo de cartón. / Abrió los ojos el niño y el caballito no vio. / Con un caballito blanco / el niño volvió a soñar ; / y por la crin lo cogía... / Ahora no te escaparás !...
C'était un petit garçon qui rêvait / d'un cheval en carton. / Le petit garçon ouvrit les yeux et ne vit pas le petit cheval. / D'un petit cheval blanc / le petit garçon se remit à rêver ; / et par la crinière il le prenait... / Maintenant tu ne t'échapperas pas !... (Antonio Machado)
Une rue lisible. / Une fille / Sortie illuminer la lune. / Et des pays lointains, / Et des pays sans traces... // Un rêve salé. / Une voix / Qui creuse la hanche dans la pierre. / Va, mon amour, / Sur mes cils... ou sur les cordes. (Mahmoud Darwich, Air gitan)
Le collectif Pour Le Moment, tout à la joie de ce premier succès soutenu par le Poquelin théâtre, prépare déjà une autre soirée. Rendez-vous au mois d'avril.
* Julien Gobin est également auteur d'un essai récemment paru chez Gallimard, L'individu, fin de Parcours ?.
* Le poème de Mahmoud Darwich n'est pas de ceux dits par Antoine Ricouard mais correspond bien à la mythologie andalouse, d'une rive à l'autre.
* La traduction de Lorca, copiée sur internet, laisse un peu à désirer mais qui suis-je pour retraduire ce génie de la littérature espagnole ?
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