dimanche 5 mai 2024

Thibault Marthouret, Les enfants masqués


 Les enfants masqués de Thibault Marthouret est un ensemble poétique en quatre mouvements : Avons-nous réveillé les enfants ?, Nous voici suspendus au sommeil des enfants, De la cellule à l'astre et L'avenir nous donne soudain très soif. Les textes, titrés, sont soit des blocs de prose souvent disjoints, soit des poèmes dont la disposition et la respiration varient de page en page. Parfois, des bribes de dialogue s'interposent dans le flux cependant que l'anaphore focalise des détails (le miel, les taons, les scanners..) ou des préoccupations proches de l'obsession (je m'apprête pour m'apprêter, Ecrire sur le vide...). 

Le premier mouvement évoque la récente pandémie de coronavirus et ses confinements, la ritournelle des gestes barrières et de la charge virale... Le soupçon pèse sur les enfants dont les miasmes "nous font éternuer".  Parqués et masqués, ils  parviennent cependant à s'échapper. Dans la fertilité peut-être de l'ennui. Qui conduit à ressaisir les contours de l'infra-ordinaire "à la recherche d'un ailleurs". Celui  d'une porte et d'un balcon. Celui de la nuit. Et le poème se change en un conte chinois. Les images des chats sur les avis de recherche "se détachent des affichettes collées aux lampadaires". Seuls les "enfants maudits" peuvent les approcher d'une caresse. Puis les "drôles" s'éparpillent et "marquent d'un souffle les cibles du silence".

Le deuxième mouvement cherche l'accord qui lierait l'intériorité à l'extériorité. "Dans la cuisine, le grand miroir est encore mural mais, dehors, la balustrade n'est plus horizontale." Les éléments de la neige et du vent se déchaînent contre le monde qui brise les regards. Le déluge est là, au bord du vide, et c'est tout un charivari d'insectes prédateurs, d'arbres squelettiques, de mémoires qui ne tiennent plus. Le feu pourrait tout engloutir. La figure de l'aimé et son "rasoir à main rouillé", le suspens de sa vie dans une "boule à neige". Et les mots eux-mêmes ne sont pas à l'abri du désastre. Les livres sont réduits en charpie, la pensée aussi. La balustrade ne tardera pas à s'effondrer.

Le titre du troisième mouvement, De la cellule à l'astre,  résonne comme un traité de philosophie. Le vol du flamant rose sous la voûte céleste ne serait rien sans l'artémie, ce crustacé unicellulaire. L'oeil du promeneur qui [attend le levant] est semblable à celui du photographe calmement résigné. A peine entrevoit-il "un souffle de paupière, un soupir printanier" ou "trois poils de renard argenté" aussitôt échappés. Le réel est une mosaïque, sur les rives du Vidourle cévenol comme à Tokyo "caché derrière un cerisier", dont on cherche toute la vie les jointures. Alors, écrire sur le vide, cette tentation depuis les commencements de l'homme. Le vide en soi dans le corps et dans ce qui manque. Jusqu'à n'en pas dormir.

Et pourtant la quête de l'avenir "donne soudain très soif" dans le dernier mouvement. De la queue du chien "sur le tapis usé" aux anneaux de Saturne où le temps répand toute substance, peut-être le futur n'est-il qu'un méchant appendice, un dard dans la gueule du passé. Et "toutes les veines se nouent en un trou noir". Le monde moderne n'est pas beau, ne l'a jamais été. Comment s'y apprêter ? Comment supporter sous le ciel synthétique la machinerie des aéroports et les "plats suggérés" si demain connecté, trop connecté, "sent déjà le formol" ? La tentation du repli après la fournaise de l'été séduit le poète. Il resterait chez lui avec la personne aimée, dans le clair-obscur des volets baissés et Léo Ferré terminerait sa chanson, loin de l'humanité suffocante.

Extraits :

L'enfant tente de combler le grand vide de l'été.

Il trace les formes du manque dans la poussière ou le sucre en poudre.

Il recense aussi les contours qui l'entourent : le relief d'une porte condamnée dans le plâtre blanc, une prise de téléphone rebouchée, des encoches dans le carrelage du balcon, là où planté ses crocs le grand volet corrodé, l'espace entre les charbons secs dans leur vase d'air stagnant sur l'abominable buffet basque.

*

En ne parlant pas, je te parle mieux.

La voix n'embrume pas les mots.

Ils ne vacillent pas sur la corniche,

épousent encore la montagne.

Oubliés le torrent des paroles déchaînées,

la dérive des phrases tronquées,

les chutes du trop à dire.

Le silence est ce courant qui te retrouve

et t'enceint, cette latence qui t'atteint

où tu m'attends.

Je dépose sur son eau cette fleur fantôme.

Elle s'en ira éclore entre tes deux oreilles.

*

Thibault Marthouret vient de recevoir le prix Méditerranée 2024 pour ces beaux enfants masqués à laisser longuement infuser dans la mémoire du "subtil esprit". Il est par ailleurs membre du collectif de poésie Pour Le Moment.

Le livre est publié aux éditions Abordo et coûte 15 €.

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