"être perdu depuis le tout premier pas marché parmi les pas marchés • être perdu au-delà des chemins de trappes jamais foulés • être perdu au-delà même de la meute de la louve • être perdu au point de devoir se retrouver soi"
Dans Quelques bois de Pierre Gondran dit Remoux, le lecteur découvre des taillis et des ronciers qui envahissent les feuillus, une pinède côtière et, encore, parmi tant et tant d'essences sous toutes les latitudes du sable et de la neige, [l'ourlet d'une hêtraie-sapinière calcicole*]. L'arbre cache la forêt, la chose est entendue depuis des lunes, mais la forêt cache aussi l'arbre. Et l'humain. N'est-il pas condamné aux lisières s'il est "hérissé de tant de pensées sales" ? Saura-t-il un jour "aborder le sous-bois de [sa] conscience ? Sans doute la psyché de la forêt a-t-elle aussi la structure d'un langage ! Insaisissable dans les profondeurs de la terre comme dans celles de l'utérus. La "chair chlorophylle" reste sourde au désir des étreintes de l'homme dont les bras ne sont plus que moignons.
Descartes dit que la ligne droite n'est jamais le plus court chemin dans un bois. L'entendement de l'obstiné se fige au premier pas et prend peur. Il ne devine aucune traverse où se glisser. Il ne s'ouvre à aucune énigme de la lumière, qu'elle soit humble "mica terni au vent" ou gothique "aux sombres cierges appendus de lichens fruticuleux*". Il panique. Il recule sous l'assaut des branchages et rejoint les colzas où vont les "machines merveilleuses" de la fauche. Comment, alors, pouvoir retrouver quelque chose de soi ? Comment l'accorder aux mille et un peuplements, vivants ou morts, des souches et des grumes*, de "la marmotte crevée" et du "miellat pissant des pucerons" ?
Le lecteur de Quelques bois aura qui sait la tentation de la parabole. Sur la pluralité des mondes à l'intérieur des corps de chair et de sève. Leur étrangeté est-elle hostile ou peut-on l'apprivoiser ? "La vieille femme nue" dans la "châtaigneraie à l'odeur brou", dont l'ombre se disloque à coups de bâton, est-elle hostile à elle-même ? Saura-t-elle un jour s'apprivoiser si la forêt garde son "cœur acide" ?
Si réponse il y a, elle se trouve qui sait dans les brèves en italique et leur miroir tendu au texte. L'homme et les bois sont liés par toutes sortes d'histoires réelles ou inventées. Pierre Gondran dit Remoux évoque "un aïeul [qui] charbonnait en forêt, noir dans sa cabane nomade" et garde "le souvenir de ses mains de suie". Les mains du forestier sont également à l'œuvre avec la hache à marteau et la doloire de charpentier. Autant de termes techniques et poétiques pour signifier le travail du bois et enchanter l'imaginaire du profane. L'arbre est une personne qui a la volonté de l'agir : "la ligne d'arbres qui veut bien clore la forêt s'expose au vent, se déforme, grince, craque, parfois renonce et livre alors ses frères d'armes - l'effet de lisière se lit sur les troncs combattants". Et le corps du poète changé en substrat accuse la fatigue de toutes ces "longues vies d'hommes bois chevauchées par l'inexorable".
Extraits :
la panse gonflée rose s'est échappée du chamois éventré • a roulé difforme dans la pente • son œil noir est ouvert • les rayons plats du ciel vairon s'y jettent • frappent la rétine morte • encore • encore
*
l'écot est le tronc portant encore des moignons de branches - l'air triste dit la souffrance subie
*
tous les arbres sont morts en leur cœur duramen mais sont vivants de leurs propres confins
*
l'outre glacée de tes poumons divague entre les arbres • fume au saut du barbelé enseveli • une ligne d'aiguillons à ras de la neige décorée de laine de brebis (cordeau d'arpenteur abandonné) • profondes, bleuâtres, tes empreintes de lièvre géant • et devant : un rien hérissé de noir • quand s'arrêter ? si le rien • le blanc • toujours happe le pas engourdi
*
Quelques bois de Pierre Gondran dit Remoux touche le lecteur qui devine entre les mots l'expérience du vécu. Bernard Manciet l'aurait aimé comme nous l'aimons, lui qui écrivit dans l'eau mate " je me méfiais... de ces fougères qui me traçaient un parcours de terre sèche, mais sortaient d'une vase profonde. Je finis par croire que les chèvrefeuilles se défiaient aussi de moi."
Le recueil est publié par PhB éditions en ce mois de mai 2024 et coûte 10 €, une somme modique pour une centaine de pages à laisser lentement infuser en soi et hors de soi.
* calcicole : qui pousse bien en sol calcaire.
* fruticuleux : qui ressemble à un arbuste. Certains lichens sont fruticuleux.
* grume : tronc d'arbre non encore équarri.
NB : Les arbres indéfendables, du même auteur, sont également chroniqués sur ce blog. L'eau mate de Bernard Manciet a été publié aux éditions l'Escampette en 2007.
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