vendredi 27 septembre 2024

Jean-Christophe Belleveaux, Indigo, c'est le titre


Indigo, c'est le titre
. Probablement surgi d'une ou plusieurs voix intérieures du poète, dans sa "soute cérébrale". Et il revient, comme s'il fallait s'assurer que c'est bien ce titre-là et aucun autre alors que les voix extérieures des paysages expriment ce qui résiste dans les flux du corps et ceux de l'écriture.

Qu'il pleuve à Nevers ou à Srinagar en Inde, le poète taraude l'inépuisable mystère des mots. [Comment mieux les forger, comment mieux les souder] si, de faux pas en faux pas, ils "font mine de disparaître" ? Ont-ils parfois si peu de consistance que l'image du réel, mal aperçue, pourrait s'effacer d'un faux mouvement du bras ? "de toute façon / la langue est une hyène", écrit Jean-Christophe Belleveaux. Elle tousse, elle boite, impuissante à saisir les hoquets du temps, à ordonner un tant soit peu le grand désordre d'être. Et cependant il faut vivre, "un peu vivre" malgré les leurres du visible. Quelques éléments du décor parviennent à apaiser : "une épicerie d'un autre âge ou une mercerie" ou, comme dans un tableau hopperien, une "station-service déserte" avec ses lampadaires. La totalité du monde se trouve peut-être là, entre dénuement et solitude.

Le deuxième ensemble du recueil s'intitule l'apnée, les fleurs. Le poète se déclare "colporteur de moi-même / ce paquet encombrant". Il esquisse un trait d'humour pour dire les outrages du temps qui fragilisent le corps : "là-haut la corneille du désespoir croasse / vieillesse, neige ennemie". Des souvenirs passent, improbable imagier des ombres. Des trains pris en hiver sous d'autres confins, la plage aux "ondulations de reptile saharien". Jean-Christophe Belleveaux a arpenté tant de virages et de rivages aux "quatre points cardinaux". Et le voilà de nouveau poursuivi par la question des mots dont "le chambranle linguistique" est une "construction bancale" qui ne produit que des fleurs "encore et encore et encore". Des fleurs trompeuses comme la rose sur la tombe de Rainer Maria Rilke. Mais le poète ne cède pas à l'apitoiement. "le pain rassis de la mort" n'est pas de son goût. Il se tient debout, en apnée ou pas, dans sa volonté de ne rejoindre aucun clan et hisse le drapeau noir de l'anarchie. Même quand, presque vaincu par les lassitudes, il aurait le désir de brandir le drapeau blanc.

Le troisième ensemble est dédié à la mémoire du grand-père de l'auteur. Il évoque la figure de l'exil pendant la deuxième guerre mondiale. Franciszek fuit sa Pologne natale avec son violon pour seul bagage. Et l'épreuve des massacres au fond des yeux. "nous sommes ceux / par qui le malheur arrive / ceux pour qui / le malheur arrive", observe Jean-Christophe Belleveaux. L'homme est un loup pour l'homme. Le mal est banal en lui quand l'histoire enrayée ressort sa grande Hache. Cela "se peut-il ?" Comment l'entendement se débat-il avec cette question qui conduisit Paul Celan au suicide ? Il y a du "bordel baroque" dans la soute à penser. Les "oiseaux dans la tête" s'épuisent à "crever les nuages de leurs plumes de lumière". D'autant que l'épouvante n'en finit jamais de coucher [la viande dans les cimetières]. À Tuol Sleng : 18 000 personnes mécaniquement éliminées dans cette seule prison cambodgienne de 1975 à 1979. À Kigali : 300 000 personnes exécutées dans cette seule ville du Rwanda en 1994. Alors, que peut-il en être de la littérature dans tout ce ça qui dévore ses propres enfants ? "une poire blette", assène l'auteur qui préfère "les sales trognes" aux académiciens. De toute façon, que sait-elle dévoiler de ce qui arrive réellement au bout de la route ?

Et le poète d'ouvrir, à la fin de son livre, une fenêtre (sans majuscule). "grande ouverte" sur des restes, des traces et des taches dont il ne cherche pas à épuiser les instants. Il ne sait pas ce qu'il veut rassembler hors son corps vieillissant et formule seulement un souhait : "je voudrais une fenêtre ouverte / sur le bleu qui clapote / quelques oiseaux marins du café / le désordre des cheveux le pli des draps / une rose peut-être : presque fanée : douloureusement blanche et précaire / dans le petit vase ébréché".

Extraits :

 les bagnoles les casseroles les paraboles

déferlement d'images

de routes verglacées de cuisines

où fume un café

petits pas

de la table en formica

jusqu'au salon encombré de cartons

sautillements dans la phrase

et toujours étonné d'être là

en compagnie simple des mots

qui voltigent s'étirent

font mine de disparaître

*

couper droit - au plus court

quand tout ondule

sur le sismographe mou

de l'existence

tracer vers le loin

 

dans

la fatigue

malgré

 

ho ! mon cheval sur les toits

piétine les rires des goélands

sois cruel

frappe du sabot

l'air

sois les hennissements

des hangars mâche

l'herbe de mes pensées

la candeur des marguerites

*

croire aux boutiques

aux gens

 

légèrement

comme à une pêche miraculeuse

dans le branle paresseux de la ville

 

passage à niveau

passage à tabac

passage à l'acte

 

j'ébouriffe la phrase

dors les fenêtres ouvertes

à la doxa fermées

les fenêtres ouvertes pour tout le reste

tout le risque  

*

Dans sa préface intitulée Creuser la langue, Yves Humann écrit : "Jean-Christophe Belleveaux ne fume pas : il pétune !" Mot rare certes, mais qui renvoie à l'imaginaire des découvertes par-delà l'Atlantique au seizième siècle. Pas celui de Christophe Colomb et consorts mais celui, humble, des marins à la peine comme à l'extase. Jean-Christophe Belleveaux est un poète humble, sans boursouflures ni envolées, au plus près des espaces, les petits comme les grands, et c'est ainsi que nous l'aimons. 

Indigo, c'est le titre est publié chez Pierre Turcotte éditeur avec une photo de l'auteur prise durant l'un de ses nombreux périples. Il coûte 9,99 €.

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