Tout le monde, un jour ou l'autre, a cette ritournelle un rien désabusée sur le bout des lèvres : "De toute façon, on sait pas de quoi demain sera fait".
D'autant que demain a commencé hier, ou avant-hier, ou il y a cinquante ans et davantage ! Et ce hier et cet avant-hier produiront encore leurs effets dans on ignore combien de temps. Les durées ne sont jamais un tuilage tiré au cordeau. "Portrait de demain / en journal de la veille / tombé du dossier de la chaise", écrit Thibault Marthouret dans son recueil de poésie d'anticipation 365 + 1. Et son 266ème portrait précise, nonobstant le flou inhérent, sa pensée. Demain est une balançoire en plastique toute rouillée où "Le présent grince. Le passé se tait. Le futur ne veut plus bouger".
De quels mouvements, dès lors, accompagner les traits du pinceau pour esquisser une figuration viable, si [la toile est déjà signée] ? Le poète nous fait part de son empêchement. Le temps est un kit qu'on échoue à assembler. À la fin du montage, comiquement ou tragiquement improbable, il reste toujours une vis en trop. Et si on le perçoit comme un puzzle, on ne connaît jamais le nombre de pièces. Saturne* en finira-t-il de dévorer ses enfants désemparés ?
Thibault Marthouret est l'un de ses enfants désemparés, de la génération des milléniaux née au début des années 1980. Il n'en a pas moins la conscience aiguë des croyances orgueilleuses dangereusement tapies au cœur de l'humain. "si l'homme était un oiseau, il se vanterait de réveiller le soleil", écrit-il. Aucune leçon n'a été retenue depuis la chute d'Icare. Aujourd'hui encore, de nouveaux Prométhée englués dans leur hubris rêvent de réparer la Terre avec la seule ingénierie technologique*. C'est que "Le poids du savoir ignoré nous emporte".
Et pendant ce temps qui dure longtemps, des trous n'en finissent pas d'apparaître dans les ciels de Chine et du Chili, de partout ailleurs. "Des trous où sombrer". Et pendant ce temps, les moutons et les renards se mettent à baver, les pigeons voyageurs exténués tombent comme les météores de l'apocalypse. Aucune offense faite aux animaux n'épargnera les hommes, disait Julos Beaucarne. Demain, dans les bois, il y aura des chasses à l'homme non conforme. Et les chasseurs tarderont à réaliser qu'ils font eux-mêmes partie des bêtes à traquer. Quand on les aura parqués dans des lotissements où "décrocher un rendez-vous avec la vie" sera impossible, "une overdose de neutralité" les ensevelira définitivement... dans l'écran de leur téléphone portable. Histoire bien connue des banlieues sous toutes les latitudes. "Le futur au passé" n'est pas que "l'apanage des romanciers". Les murs murmurants de Beaumarchais et Hugo, accoisés, n'ont pas fini de saigner à blanc le bonheur exsangue. En ce sens, le livre de Thibault Marthouret est éminemment politique.
Et le politique s'exprime d'abord dans le quotidien ordinaire et infra-ordinaire. L'index thématique rédigé par l'auteur en atteste. Notons ces quelques entrées parmi les 154 du recueil : Boisson (goutte de vin, bouteille vidée, café d'autoroute, sachet de tisane éventré...), Chantier (échafaudage précaire, pierre jetée sur une tentative de tas...), Plante (prendre racine ailleurs, dans les griffures couleur de baies, remettre au lendemain l'arrosage des succulentes...), Verre (glaçon lâché au fond du verre, explosion de verre attendue, personne ne s'émeut assez pour jeter un verre d'eau sur Demain en flammes...). Notons aussi les quelques entrées qui présentent le plus grand nombre d'occurrences : Animal, Eau, Musique, Ombre, Peinture, Temps. Et attardons-nous sur l'entrée Résistance, tout aussi éloquente. Ce ne sont pas les hommes qui résistent mais la nature malgré les outrages endurés. Des fleurs persistent au ras du sol, des branches [refusent de s'avouer bois mort], des pissenlits s'imposent dans des interstices, "les réseaux essentiels" de "la forêt tourmentée" relaient le message des oiseaux. Quant à l'homme, le 141ème portrait lui est défavorable : "Portrait de Demain / en ville de sable et de bois flotté / -résisterons-nous à la tentation / du château au sommet ? / De l'étendard ?"
Et Thibault Marthouret d'énumérer les dichotomies, ces oppositions paresseuses qui le condamnent à l'inertie, en pensées comme en actes : blanc et noir, fond et surface, eux et nous, début et fin, ombre et lumière... La poésie, toujours, arpente les chemins fragiles de la philosophie.
Mais qu'en est-il enfin du + 1 qui prolonge en suspens le titre de l'ouvrage ? La première de couverture répond sans équivoque à la question. C'est à chacun de nous, avec les autres et pour les autres, de se retrousser les manches sur le chantier des jours déjà là et à venir. La force de l'homme n'est jamais acquise, sa faiblesse non plus. L'espoir n'est pas qu'un brin de paille qui luit au fond d'une étable si nous avons la volonté de l'entretenir et de le partager.
Extraits :
064.
Portrait de Demain
par-dessus ton épaule
- un geai bleu,
un regard noir.
080.
Portrait de Demain
en radeau de fortune
sur la rivière déchaînée du matin :
la tartine choit du bon côté
ou du mauvais,
toute la journée se joue
dans la chute d'une tranche de pain.
Tu beurres, tu paries.
Rien ne va plus.
Les jeux sont faits.
Le thé vert retient son souffle.
119.
Portrait de Demain
aux traits flous.
N'est bien peint que celui
qui reste méconnu,
l'homme effleuré,
à peine croisé,
avant la certitude
et ses dévorations.
365 + 1 de Thibault Marthouret est une œuvre dont la palette est riche de mille nuances à murmurer ou à dire haut et fort. Publié aux éditions de l'Attente, le livre compte 181 pages et coûte 17 €.
*Saturne évoque ici la peinture de Goya dans la Quinta del sordo.
*Voir l'excellent numéro de philosophie magazine intitulé Réparer la Terre ? paru en 2022.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire