vendredi 20 septembre 2024

Yannick Fassier, Le Soc

 


Le Soc
de Yannick Fassier est un livre de philosophie qui réconcilie le lecteur avec la possibilité d’espérer un monde meilleur. L’auteur, dont c’est le premier titre publié, ne se situe jamais en surplomb de la réalité humaine mais dans elle, avec elle et pour elle.

L’ouvrage se compose de quinze Sympoïèses ainsi définies : « La Sympoïèse est ce qui se crée en commun  mais surtout ce qui se tente. La nécessité de la contingence se dévoile dans la constance de ce jeu entre les parties pour la consistance. » De nombreux rhizomes et de nombreuses ramures accompagnent cette arborescence dont quelques Considérations bien (trop) actuelles et le philosophe, humble car lucide, forge poétiquement ses concepts sur son établi de terre et de ciel. C’est un cheminement souvent lyrique, voire métalyrique, soutenu par un désir de noétique, soit une « étude de la vie psychique dans sa composante intellectuelle (connaissance, pensée, représentation abstraite, conceptualisation) au regard de ses aspects affectifs et par opposition aux fonctions instrumentales cérébrales »*.

La première cheville ouvrière (œuvrière pourrait-on dire), du livre est le constat de la nécessité du soin. Le verbe panser revient souvent sous la plume de Yannick Fassier. Panser pour penser, penser en pansant. Et l’auteur de créer ce beau mot qui réunit les deux : paenser. Faisant appel aux mémoires de ses enfances, il évoque longuement le souvenir de son grand-père Maurice. Lequel était « un homme de la terre, avait ce don de faciliter le passage de la vie à l’éclosion de chaque nouvelle aurore. Il sentait que par cet outil, ce soc, sa main créatrice faisait s’exprimer la vie… »  Toutes les vies végétales et animales en toute saison, dans les sols et au-dessus, sans a priori esthétique et, surtout, sans désir de possession. Le grand-père n’était pas un propriétaire qui revendiquait brutalement sa terre en la déflorant mais un « nomade sédentaire » sur la terre dont il prenait soin.

Préférant l’argile au granit, la pensée du philosophe se plie et se déplie des racines jusqu’aux fruits, des humus jusqu’aux pollens. Et trame « des mondes qui s’ajoutent à d’autres mondes… Des mondes à voyager, à traverser, à s’imprégner… Des mondes où de multiples temporalités se côtoient. Où le temps de l’horloge n’est pas le temps de la terre. Où le temps du perce-neige n’est pas celui de l’abeille, ni le temps de la libellule celui du chêne. »  

Entre abstraction et concrétion, cette pensée s’inscrit presque farouchement dans la réalité du corps, Yannick Fassier allant jusqu’à comparer les méandres de son cerveau aux [contractions et déploiements] du lombric, cet animal fouisseur comme  la taupe chère à Nietzsche. « Toutes les philosophies… creusent, s’enfoncent, puis remontent. Elles sortent de terre, poussent, bourgeonnent, et pollinisent… il en poussera toujours quelque chose où viendront peut-être ensuite se greffer d’autres fleurs de pensées…Et de nouveau, il faudra laisser tout cela Ouvert. »

Ouvert. Tout est là, en opposition à ce qui est fermé à l’homme et pour l’homme de plus en plus réduit à l’état de chose voire de déchet par le néolibéralisme et ses armes de destruction massive. La langue même, glissant sans qu’on s’en aperçoive d’un mot à un autre, accule l’humain à la réification. Ainsi en est-il du mot emploi souvent substitué au mot travail. « On nous rappelle… qu’il nous faut trouver un emploi et de moins en moins un travail. Tout cela dans le but de servir à quelque chose – ou quelqu’un. » Car, « En tant qu’outils, on nous impose donc de nous adapter*. »

Mais qui est ce on ? Toujours le même bien sûr, la bouche en cœur sous le masque grimaçant. Le capitalisme, avec ses hommes de paille de la finance, de l’économie, de la politique et de la communication. Qui « [produisent] des éthiques à la chaîne pour les mettre au service [du] seul Capitalisme… Des éthiques interchangeables, modulables ou remplaçables aussi rapidement et facilement que les étiquettes de prix dans les rayons des centres commerciaux ou que les êtres humains numérotés dont le nom est moins connu que leur coût par les « ressources humaines » des multinationales où ils sont employés. Il s’agit ici de ce que j’appelle le marketing de l’éthique ».

Alors, comment résister à ce qui nous dépossède de nous et de l’autre ? Avec  quelle volonté penser et panser notre relation au monde ? Le capitalisme est « un simulacre de vie » auquel notre conscience aiguë, grimpante comme des haricots dans un potager, peut opposer notre singularité obstinée. Et l’art de la lenteur* à la vitesse des flux économiques. Afin de construire une nouvelle éthique sans cesse à remettre sur l’établi de la critique féconde : une Ethique contributive engageant notre responsabilité.

Extraits :

Le philosophe-artiste et le philosophe-médecin sont les deux faces d’une même pièce, les deux pieds engagés dans une même danse : la danse du paenser. Ce que tu souffres dans ton corps m’ensaigne à te prendre en soin. La carnation que nous partageons, notre défaut commun qu’il faut, nous déborde. Ce moins en excès de nos corps fait chair commune dans le monde. Si je t’abime, je m’abime. Tes ecchymoses mémorielles se font miennes et les meurtrissures de tes pointes aussi. Je réponds de toi par ce que je sais dans ma chair, dans l’immanence des corps que nous partageons et d’où nous propageons nos existences, où chacun se distingue en faisant l’autre distinct.

*

En accumulant et en consommant, nous dévoilons seulement que nous avons peur de laisser passer, de laisser devenir, mais aussi d’accepter que tout autre chose pourrait continuer à advenir sans nous, que ce monde n’a pas besoin de nous. Nous voulons ralentir tout en accélérant : ralentir virtuellement l’heure de notre mort en accélérant une consommation qui devient une consumation. Accélérer notre consommation pour ralentir notre consumation : ne serait-ce pas là l’oxymore des modernes par excellence ? Ces amputés de la métaphore dont le style de vie n’évoque plus que la figure de la mort ?

*

Le spectre de la décroissance ne fait peur qu’au capitalisme et à notre société anthropophage. Ce terme de décroissance ne veut d’ailleurs rien dire. Il n’arrange que les saigneurs de la destruction. Inquiétons-nous plutôt de ce que notre méconnaissance nous occulte la mécroissance que nous vivons. Il ne s’agit pas de décroître mais de bifurquer, de renverser certaines valeurs qui nous brisent et nous réduisent à moins que rien. Nietzsche parlait de transvaluation.

 

Une postface d’Alain Jugnon, intitulée Nietzsche éternel éducateur ou D’une écriture matérielle et de la lecture qui n’en revient jamais, accompagne l’ouvrage. Etoilée de nombreuses références littéraires et philosophiques (Lautréamont, Artaud, Deleuze, Derrida…), elle n’en dit pas moins l’essentiel : « Yannick Fassier est de son texte comme le poisson volant est de l’eau. L’image vient de Bernard Stiegler, notre maître ignorant et commun à Fassier et moi. C’est donc maintenant écrit par un écrivain. L’âme est mort, imaginons l’écriture qui est vie… Il y a une immanence dans ce livre qui est là, qui force le respect de la pensée comme un nouveau mode d’existence ».

Le Soc de Yannick Fassier est publié aux éditions Tarmac. Le dessin de couverture, Les Vents contraires, est une œuvre d’Amel Zmerli. L’ouvrage compte 195 pages et coûte 20 €.

 

*noétique : définition du dictionnaire de l'académie de médecine

*adapter : voir l'essai de Barbara Stiegler, "Il faut s'adapter. Sur un nouvel impératif politique", Gallimard 2019

*art de la lenteur : voir l'essai de Pierre Sansot, "Du bon usage de la lenteur", Payot et Rivages, 2000

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