Beaurieux est un bourg de l'Aisne situé près de Craonne et du Chemin des Dames. "On aimerait qu'il y ait des portes..., un espace structuré, accueillant, un début et une fin bien nets : "ici, les hommes", mais c'est à peine une lisière", écrit Emmanuel Echivard dans À quel moment du village. Et les durées y sont aussi incertaines que la géographie. Elles retiennent mal la présence des corps qui peinent à faire la part des bruits et du silence. Peut-être sont-ils constitués "des mêmes molécules que les pierres".
Un jour, un inconnu s'installe dans une maison du village. Il ne sait pas vraiment comment il est arrivé là, au bout de combien de temps. La réalité ne tient pas plus la route que la départementale 925 sous "le ciel trop vaste et trop gris". Même Le camion-pizza sous les néons improbables d'un parking manque de substance. Les visages ne s'éclairent pas. "Il n'y a plus que des ombres". Alors l'inconnu écoute "à tâtons" sa solitude marcher dans les rues. Tant de rumeurs la peuplent, venues du fond des âges. Les fracas du Chemin des Dames les assourdissent encore.
Pour mémoire, ce rappel historique : la bataille dure 6 mois, d'avril à octobre 1917. 850 000 Français sont engagés, dont 16 500 tirailleurs sénégalais en première ligne... Les pertes s'élèvent à environ 200 000 tués. Si on ajoute les 300 000 victimes allemandes, l'imagination n'en finit pas de suffoquer.
Comment vivre alors dans cette maison qui donne sur le cimetière et la tombe de François Martineau, mort au combat à l'âge de 27 ans ? Comment ne pas y deviner partout l'amour de son épouse Brigitte, mère d'une petite fille et enceinte d'une autre ? Cet amour qui lui fit poser "un Velux pour pouvoir du premier étage regarder la tombe". "ici les fantômes sont réels", observe Emmanuel Echivard. Ils vont et viennent à l'étage. Se présentent à l'inconnu qui ne sera jamais ici qu'un invité. "Regarde mes yeux bleus", dit la petite fille en riant...
Émaillé en italique de relevés géographiques et topographiques sur l'état des lieux où les considérations sensibles sont également présentes, À quel moment du village apparaît au lecteur comme un récit constellaire. Mais c'est bien d'un ensemble poétique dont il s'agit. Chaque texte, titré, court sur plusieurs pages souvent narratives. Dès son avant-dire, Emmanuel Echivard, pose la question du statut du poème : "Mais il fallait aussi que le poème s'échappe, comme le vent sur la plaine de l'Aisne". Lequel, cela est bien connu, n'est pas le dernier à raconter des histoires... Puis, dans le texte La main, "Un poème n'est pas un roman / il ne s'éloigne pas du lieu / où demeure la tombe". Enfin, dans Le jardin, "Pas un récit pour oublier... le poème est là... sans autre justification". Et cependant "il témoigne" de l'amour de Brigitte et François. La force du recueil tient, notamment, à cette tension entre le proche et le lointain, sous toutes ses formes directes et allusives. Les lignes droites qui font de l'horizon "un lieu commun" se heurtent aux lignes brisées [du labyrinthe des ruelles], aux maisons "plus tordues plus serrées" en haut qu'en bas, aux espaces échappés des sentes...
Mais "Il y a toujours autre chose / que tu ne peux atteindre / même en mettant le doigt / dans les fentes du mur". Au-delà du connaissable dans l'ordinaire des jours, "aux marges d'un monde". Les marges. Les lisières. Les interstices. Quelle texture de mots pour les franchir ? Pour quelle quête ? Le je-sais-que-je-ne-sais-pas des philosophes projette l'agir dans la dimension du je-ne-sais-pas-que-je-ne-sais-pas. Cette pierre angulaire de l'aventure humaine depuis les commencements. Dont les encres et les dessins d'Anne-Laure H-Blanc cherchent à apprivoiser les lignes. "Sismographe des formes sensibles du Vivant", elle considère [le paysage comme un pré-texte] et souhaite "restituer l'effacement de ce qui a été". En harmonie profonde avec le chemin du poète. Et c'est ainsi que ce beau livre à quatre mains séduit à n'importe quel moment le lecteur.
Extraits :
Mais peut-être qu'il y a quelque chose
en soi qui résiste
car monter ce serait
quitter le village
border à flanc de collines une vallée secrète
rejoindre le Chemin des Dames
monter ce serait
se souvenir de soi
des obus des éclats dans le visage
monter ce serait risquer d'entendre hurler
ce qui en soi ne veut pas entendre
tout ce qui sonne la nuit la dernière heure
ce qui en soi crie pour ne rien entendre
ce qui en soi reste stupéfait mais
ne veut pas prendre des éclats dans la gueule
*
CERTAINES PEINTURES ont changé. Nous avons mis un bleu profond sur les murs du salon, autrefois clairs.
Ce n'est pas du bleu,
c'est un voile qui ondule, qui épouse nos questions.
À quel moment du village d'Emmanuel Echivard, 106 pages, est publié aux éditions Cheyne. Il coûte 20 €.
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