dimanche 19 janvier 2025

Laurent Pépin, Clapotille


 " Tu te rappelles autrefois, quand on habitait dans les limbes ? On pensait avec des images. " 

Dans les représentations religieuses, littéraires, picturales, musicales, psychanalytiques, les limbes sont un espace flou dont on ignore la situation. Des ombres et des lumières les traversent, des images apparaissent. Certaines s'évanouissent aussitôt quand d'autres persistent dans la mémoire. Certaines sont bienveillantes quand d'autres sont maléfiques. Si le réel, selon Lacan, est un trou sans bords, est-il possible de loger les limbes dans un flacon ? De quelles métamorphoses accoucheront les images empêchées ou libérées ?

Clapotille, de Laurent Pépin, conte et raconte ces questions qui taraudent l'humain depuis ses origines et commencements. Le lecteur est d'emblée saisi, suffoqué même. Sa psyché est mise à l'épreuve de tant de miroirs, qui forment puis déforment ce qui hante...

Le père,  innommé, souffre de "souvenirs cassés" depuis que Lucy est morte avec son enfant morte dans son ventre. Avant, psychologue en milieu hospitalier, il aidait "les gens à réparer leurs rêves" et n'y réussissait pas souvent. Lui-même était tabusté par toutes sortes de créatures chimériques. De soignant il est devenu patient mais les établissements psychiatriques ne cherchaient plus à guérir. Ils ont fermé leurs portes et interdit le rêve, une solution radicale pour supprimer la folie. Évidemment vouée à l'échec. Les rêves se sont transformés en ballets monstrueux. Les malades ont commencé à se cacher. Quant à ceux qui en effet ne rêvaient plus, ils sont devenus des forteresses vides, absentes à tout désir. Le père et la mère ont essayé de se réparer mutuellement et ça n'a pas davantage marché. Clapotille ne sait pas vraiment comment Lucy a pu en mourir. Barbe-Bleue, peut-être, s'est imposé dans le trou sans fond du cauchemar.

Alors le conte, avec ses à hue et ses à dia, ses coulisses et ses nœuds, ses labyrinthes, ses barrières, ses images avortées, ses clés qu'on ne sait pas saisir et son flacon empli de tumultes placentaires*, raconte jusqu"au bout des fatigues le grand combat des personnages qui ne deviendront jamais des personnes. "On comprenait enfin qu'il était temps de devenir pour de bon un personnage pour toujours, rien qu'un personnage que les ténèbres du dehors ne pourraient plus effleurer".

Clapotille naît dix-sept ans après sa conception dans un ventre sans issue. Une longue nuit noire égare l'errance du père.  Lucy ne lui parle plus depuis le flacon dont les "essaims de couleurs" ont disparu. Il faut errer encore, malgré les Monstres et les Voix tapis dans les replis du cerveau. Enfin, une plage enneigée se dessine sous les pas du marcheur. Le sable et l'écume esquissent la silhouette inachevée d'un bébé. Le père se souvient de la glaise qui a façonné grossièrement sa naissance et de l'indignité de ses parents. Clapotille ne peut pas demeurer sans doigts ni visage ; il doit finir le travail d'accoucheur. Et c'est aussitôt une puissante merveille. Clapotille parle. Clapotille rêve. Clapotille a la mémoire des limbes et la prescience que les souvenirs de son père sont cassés. Une telle lucidité est une blessure qui dure longtemps. D'autant que les Briseurs de Rêves en "uniforme de fonction - un costume cravate et un attaché-case -" ont proscrit toute beauté dans le monde au prétexte qu'elle met "en danger la santé publique".

Mais Clapotille résiste en fabriquant des songes. Une plume d'oie, une natte de cheveux blonds, un vase enchanté où elle recueille ses larmes sont des ingrédients qui permettront au père de réparer ses rêves et son enfance. Mais rien n'est simple en l'immatière : "Il y a les rêves-à-dormir-debout, les rêves-à-aimer-sans-y-penser... ceux à-s'échapper-si-loin... ceux qui éveillent-la-nostalgie-des-mondes-engloutis..." Les catégoriser en les isolant chacun dans un flacon relève de la mission impossible. Surtout que rôde une créature répugnante, l'Amour-en-famille. Ses sombres exhalaisons  cyanosent les chairs et les pensées. Clapotille en a une peur bleue quand un désir nouveau imprime à son corps de nouvelles formes qui attirent le jeune Antonin. Le père aussi en a peur et sa raison chancèle. Il observe son visage défait dans la glace de la salle de bain et répète : Je ne suis pas un monstre, pas un monstre. Parfois, pris de convulsions, il s'enchaîne au radiateur.  Ou se rend dans un bouge du Quartier des Câlinantes. Le rêve-à-exhumer-les-amours-perdues est un élixir trompeur. La voix de Lucy, après tant d'années de silence, ressurgit. "Tu deviens dangereux... Les rêves servent à éclairer ceux qu'on aime, pas ceux qu'on a perdus..."  

Alors le père sans nom renoue avec l'errance dans le Quartier  des Enfants Oubliés. C'est un vaste cloaque par-delà la ville, hérissé de "barres de métal-poussière" au milieu de dunes buboniques. La marche est longue jusqu'à la maison de L'enfance du désert. Sera-t-elle un havre de paix ou un chaudron bouillonnant d'images carnivores ? Existe-t-il une échappatoire qui permettrait d'effacer tous les souvenirs en devenant soi-même un personnage de conte ? Le devenant ne serait-il pas un revenant, dupé par son propre nom ?

Le lecteur ne manquera pas de se poser ces questions. Bien d'autres tenailleront son corps et ses rêves. Elles n'obtiendront jamais de réponses, on ne les poserait pas sinon. Et, jusqu'à la fin des temps, l'imaginaire en ses forges, les martèlera sans issues...

Clapotille de Laurent Pépin est, après Monstrueuse féerie et L'angélus des ogres, "le dernier acte" de ce "conte onirique". Lisez-le. Relisez-le. Butinez au hasard les passages les plus saillants. Quelques bords un peu sûrs vous retiendront peut-être à la surface du réel, qui ondule, qui ondule... 

L'ouvrage est publié aux éditions Fables fertiles. Il coûte 17,50 €.

* Allusion à l'essai de Siri Hustvedt, Que veut un homme ? L'auteure évoque la perception de l'enfantement ante partum et post partum depuis les philosophes grecs jusqu'à l'obstétrique contemporaine. À découvrir ici-même, sous le titre Siri Hustvedt, Procréation, placenta, chimérisme... 

NB : Le conte de Laurent Pépin est également une critique de la psychiatrie, qui n'en finit pas de sombrer...


 

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