jeudi 16 janvier 2025

Lydie Salvayre, L'Honneur des Chiens


Comme Montaigne, Lydie Salvayre aime les phrases qui vont par "sauts et gambades". Une façon tantôt grave et tantôt joyeuse de tenir son assiette sur le chemin du style sans jamais mordre la poussière des platitudes. Les "fantasques chevauchées" de Cervantes et les rires vigoureux de Rabelais imprègnent cette écriture jubilatoire où les anaphores jouent d'un bilboquet fort tintinnabulant.

Les "textes libres" qui constituent L'Honneur des Chiens ne rendent pas hommage à des canidés proprets sur des coussins de velours mais aux littératrices et littérateurs qui accompagnent l'auteure dans sa quête du monde. Elle se tient résolument à l'écart des admirations pétrifiées et, se moquant parfois d'elle-même, se laisse aller au bancale, au mal fagoté. Que la "muse académique, cette vieille bégueule" pourfendue par Baudelaire aille se faire encenser ailleurs !

Ossip Mandelstam, "indocile ouvrier des mots" victime du hachoir soviétique, et Thomas Bernhard, hostile à l'héritage du national-socialisme en Autriche, surent "aller dans le sens opposé" aux convenances mortifères. Claude Simon, engagé en 1936 avec les républicains espagnols auxquels il fit livrer des armes, dénonça "l'histoire de l'immémoriale horreur, l'immémoriale malédiction qui pétrifia le monde à l'instant du premier meurtre". Et Lydie Salvayre de redire ce terrible constat : "Les Lumières n'ont rien pu contre les milliers de morts de 14 et de 40, n'ont rien pu contre Auschwitz et rien contre le Goulag, et n'ont rien pu contre la destruction de la bibliothèque de Leipzig, la plus précieuse du monde". 

Dans Les folles, texte dédié à Sophie Scholl, des figures féminines de la Résistance entre 1940 et 1943, témoignent de leur combat. "Il y avait en elles une impossibilité organique à consentir au déshonneur. Parce que la conscience de ce déshonneur s'insurgeait dans leur sang, dans leurs os et jusque dans leurs nerfs". Rose Vincent, Gisèle Guillemot, Françoise de Boissieu, Christine Audibert, Anise Postel-Vinay, Odile Paul-Roux, Françoise Dupont et Suzanne Roquère Salmanowitz eurent l'idée, "née de la pauvreté, d'ensabler la machine à tuer, grains à grains... d'enrayer sa mécanique, en douce... de la détraquer, petitement". Grâces soient rendues à ces héroïnes trop souvent oubliées. 

Alors que l'épouvante xénophobe au fil du dépeçage économique et social gangrène de nouveau l'Europe, Lydie Salvayre évoque ses "sœurs Anne" et leur courage pour terrasser "Barbe-Bleue". Ce sont des femmes ordinaires, "vigies aux aguets" qui dénoncent "les menaces visibles et les menaces invisibles, les menaces salopes et les moins salopes... les menaces des pauvres et celles des riches, des riches comme Barbe-Bleue, vous connaissez l'histoire".

Cette histoire qui rime avec  le désespoir  des exilés. Le texte La mémoire des draps, l'un des plus brefs du livre, est aussi l'un des plus émouvants. Le 9 janvier 1939, la mère de l'auteure entre en France après 43 jours de marche depuis la Catalogne. Le camp d'Argelès "entouré de barbelés" n'est pas tellement hospitalier. D'autres camps suivront, "d'autres chagrins aussi"... Mais la mère est sauvée, un peu, par la valise qu'elle porte et qui la porte. Le lecteur a les larmes aux yeux quand la fille dit ce qu'il y a dedans...

En résonance peut-être, le texte Les effarés prolonge cette émotion. Lydie Salvayre s'adresse aux desdichados qui habitent les cités. Elles font, "sur le pourtour des villes, comme des taches de boue". Elles répandent dans les psychés de funestes représentations. La haine, attisée par le pitbull borgne de l'extrême-droite et ses suppôts, déshumanise implacablement. Alors, cette supplication de l'auteure : "... souvenez-vous des cris qui montaient des caves en 1943... donner votre voix à ce porc, c'est travailler à votre mort". Puis elle en appelle encore à Thomas Bernhard, à son récit La Cave. L'écrivain marche dans une rue bourgeoise de Salzbourg et soudain fait demi-tour. Il va dans une cité qui est "la terreur absolue de la ville". Il tend la main aux exilés de l'intérieur. Toute sa vie, il se réjouira d'avoir effectué ce demi-tour. En 2025, la nécessité de ce demi-tour s'impose plus que jamais face aux barbaries.

Se pose alors la question de l'engagement dans l'un des textes les plus longs du livre, Pour un engagement voluptueux.  D'emblée, Lydie Salvayre s'en prend aux dichotomies de Sartre quant à l'acte d'écrire. Les poètes seraient des aristos aux "mains blanches", errant dans "les nuées", farfouillant "l'indicible". Les romanciers seraient engagés dans "la réalité rugueuse, les mains sales, les écrits pour se battre et changer le monde".  L'auteure invoque le Verbe qui est chair dans tous ses états  et considère avec Arno Schmidt qu'il faut "saisir à pleines mains les orties de la réalité", avec Baudelaire qu'il faut "défendre l'honneur des chiens crottés".

Mais venons-en pour finir à une figure féminine majeure dans le Don Quichotte, Marcelle. Nous sommes au début du dix-septième siècle. La condition des femmes est sévèrement encadrée par tous les pouvoirs, sur la terre comme au ciel... Marcelle est une belle orpheline élevée par son oncle curé. Belle et rebelle aux codes de sa classe sociale. Elle s'habille en paysanne et ne craint pas d'avoir les pieds dans la boue. Elle travaille aux champs. Elle garde des chèvres. Et aggrave son cas lorsqu'elle envoie balader les amoureux qui lui tournent autour. Le mariage et l'élevage de la marmaille, très peu pour elle ! Elle le dit haut et fort. "Son cœur est aux arbres, aux oiseaux, au ciel et aux montagnes". De plus, et c'est encore plus grave, elle argumente, fait sa raisonneuse : "Pourquoi exigez-vous que je me rende à vos désirs pour la simple raison que vous prétendez m'aimer ? Dois-je éprouver les mêmes sentiments que celui qui me courtise et s'efforce par la force et la ruse à me fléchir" ? Lydie Salvayre se demande si l'insurgée a lu Christine de Pizan, cette femme libre dont les écrits provoquèrent tant d'indignations deux siècles plus tôt. Et elle cite, en les opposant au très conservateur Jean-Jacques Rousseau en matière d'éducation des femmes, les audacieuses qui se dressèrent contre la domination masculine : Germaine de Staël, Olympe de Gouges, Louise Michel, Emily Dickinson, Virginia Woolf... tant d'autres, rayées des cadres de l'Histoire.

La conclusion de ce texte par un trait d'humour assumé, "Chauffe Marcelle", et il y en a d'autres dans le livre, laisse deviner la personnalité de l'auteure. Lydie Salvayre, psychiatre ayant grandi parmi les humbles, n'est pas une intellectuelle haussée du col. Elle a très probablement lu et aimé Les gens de peu de Pierre Sansot, lequel apprit autant avec los gitanos sin levitas de son adolescence que sur le banc de ses études doctorales. Elle incarne, et c'est précieux en nos temps obscurs, l'engagement au plus près de l'humanité souffrante, à mille lieues des postures qui empestent. Merci, Lydie Salvayre.

L'honneur des chiens est publié aux éditions L'Ire des marges, chaleureusement remerciées par l'auteure.  Il coûte 17,90 €.

3 commentaires:

  1. Philippe Couillaudjeudi, 16 janvier, 2025

    Merci pour cette belle approche de l'écriture de Lydie Salvayre ...

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  2. Tout bien lu, bien vu, bien dit : oui, on aime Lydie Salaire et on aime comme tu en parles. Merci

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