L'espace et le temps, malgré leur attirail mathématique et philosophique, restent des questions sans issue. Le maillage du connaissable et de l'inconnaissable y est tellement serré. De l'avers au revers de la réalité, comment l'entendement peut-il se saisir du visible doublé d'invisible ?
D'un côté L'autre (La porte de Janus) d'Élisabeth Morcellet confronte le lecteur à son ensoi, aux mouvements qui le traversent jusque dans l'immobile. Le "Là" et le "Ici", conjoints forclos de toute psyché, hantent un "Là-bas" sans matière ni énergie. Et le balancier du temps "survient, revient avec entrain sur sa faim, pour retourner tout dans le sens d'une montre et démontrer, juste après, les affaires et les gens, à recoller des bouts de temps, en cycle, en boucle, en phase, pour remettre un peu d'ordre au désordre..." De remue ménage en remue méninges, des images s'emparent du lecteur [somnambule sur le fil]. Celle, goyesca, de Saturne dévorant l'un de ses fils ; son appétit est insatiable. Celle, dalinienne, de La persistance de la mémoire. Mais que peuvent montrer puis démontrer des montres molles ? Quant à la porte de Janus, ses embrasures ne sont pas assez consistantes pour livrer un passage. Le passé tuile le futur qui tuile le passé. Le présent, broyé par les trémies de l'histoire, accouche de sables trop mouvants. Les visages et leurs doubles n'y ont aucune permanence.
Alors "Voilà". Alors "Ainsi". Alors "Alors". Autant d'inducteurs qui bégaient la langue et l'étourdissent. "Car" n'a plus de connections. "Donc" et "Mais" subissent le même empêchement. Et les "Puisque", les "Parce que", les "D'ailleurs", les "Finalement", tout aussi impuissants, expriment l'ironie contre les discours de la domination et le désarroi.
"Puisque... tout le bagage humain allié à son expérience n'aurait servi qu'à l'obscurantisme, à la barbarie... Parce que, tout bien considéré rien ne change jamais ! D'ailleurs, on nous l'avait dit non ? Finalement, tant qu'on est vivant !"...
Est-ce à dire que la résignation constituerait l'arrangement le moins pire avec les brutalités du réel imposé ? "Au moins, on mange. Au moins, on dort. Au moins, on vit."
Élisabeth Morcellet n'est évidemment pas une auteure résignée. Les "assis sur leur trône de poussière dans le clapotement arrogant du temps qui harangue" sont désignés. Les "talentueux increvables, presque morts, qui vocalisent à l'urgence du grand soir, qui cavalent encore de ci, de là, après la gloire et la beauté" sont aussi désignés. Sinistre théâtre de [l'ensoi qui déborde l'existant]. Lequel est un suspens trompeur pendant le "confinement historique unique et planétaire". Peut-on espérer que ce sera mieux après ? L'humanité se libérera-t-elle enfin de ses chaînes ou retombera-t-elle dans ses violences ancestrales ? Le mal dont il naîtrait un bien est une vaste fumisterie. Le désir de possessions technologiques s'accroît plus que jamais et l'effet délétère ne se recule pas... La connectivité des "accointances" virtuelles" gangrène les corps, les langues et la planète exsangue. Comment pourrait-elle conserver "sa structure, son énergie, sa ressource pour poursuivre sans jamais s'arrêter, ici ou là, pour quelque guérilla, massacre, famine, pénurie, révolution, guerre civile..."
Alors que pèsent sur nos cerveaux des menaces qui transformeront l'humain en neghumain, les accumulations d'Élisabeth Morcellet, avec leurs paronymes en ricochets, sonnent l'alerte. Apprêtées à la scène ou visibles sur la page comme des tableaux où le noir martèle le blanc, réveilleront-elles en nous l'endormi ? Afin que les montres molles résistent à la submersion des réalités liquides ? Et que les portes de Janus retrouvent leurs embrasures ?
Extraits :
Puis, cela se calmait, après trois flambées, quatre soirées de violences, les sacs remplis d'habits de billets de banques, de chaussures vêtements dernier cri, parfums et autres babioles de prix, ensevelis dans les poches, en un passe-passe du consommateur consumé de la dépendance au capital, tournant du gant magique son pack à revendre de slogans réformistes, pour écouler pendant trois mois, temps d'une vacance d'une aisance d'une saison, tout le forfait, et puis, fatalement, le bon prétexte revenait, cela ne manquait pas, l'écart, c'était la loi de la société, son imperfection de fond, le pet de travers, les mauvaises manières policières, et hop, la faute revenait aux responsables, en toute logique, à ces sortes de grands-parents édifiés qui occupaient les meilleurs postes, professions haut niveau, et tous les bons offices réunis, avec la tune à l'avenant, donnant recevant tout, tandis que les autres, tout ceux qui, ces pauvres, ces démunis, n'étaient-ils pas, les irresponsables nés ?
Après, et bien, grâce au mécanisme inépuisable de la pensée et des corps renaissant dans la santé retrouvée, toute maladie disparue, avec les soins incessants accessibles à tous, ce serait l'éternelle jeunesse en prime, avec pour ultime cadeau, le plaisir sexuel perpétuel, tout en beauté revisitée regagnée, et en un mot comme en dix, la fin de la mort, du décès, de tous les deuils, même celle de la grande terre mère, pas peu dire, par la conservation absolue de toutes les mémoires terrestres humaines ou autres...
DOUBLE FACE DOUBLE
SENS
DOUBLE
JEU
DOUBLE VUE DOUBLE
VIE
Ici, entre, le blanc, le noir,
Ici, placé, du premier au dernier
jour,
TOUR
D'
ÉCROU
D'un côté L'autre (La porte de Janus) d'Élisabeth Morcellet se présente sous une couverture signée par Calum Fraser. Publié aux éditions Tarmac, il coûte 20 €.
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