Ceci n'est pas un roman. C'est une histoire vraie qui dure dix-huit ans. Mais toutes les histoires vraies sont aussi des romans. Au début des années 1990, Julie vit dans un hôtel miteux de San Francisco avec Jack et leur fille Rachel. L'alcool et les amphétamines émaillent leur quotidien.
Jack a 20 ans. Julie en a 19 ans. Rachel a 9 jours.
"Le quartier de Tenderloin est un ghetto noir, un marché pour le crack, un foyer de misère et de criminalité - on y voit même des gens fumer des cigarettes, c'est dire... Au début des années quatre-vingt-dix, au plus fort de l'épidémie de sida, ces hôtels tenaient aussi lieu d'annexe aux hôpitaux surchargés, on y plaçait les malades pour qui il n'y avait plus rien à faire, en dehors d'injections quotidiennes de morphine. C'était le cas de l'Ambassador, où la photographe Darcy Padilla a commencé à venir en 1992, accompagnant dans sa tournée un médecin à qui elle consacrait un reportage".
Darcy est la fille d'un travailleur social et d'une cantinière. La photographie l'attire dès son plus jeune âge. À vingt ans elle est remarquée par le New York Times mais refuse le contrat qu'on lui propose. Elle souhaite rester une femme libre. Son premier reportage est consacré à une SDF. Puis elle photographie les enfants des rues au Guatemala, un refuge pour femmes battues, des malades du sida en prison... "La pauvreté est son sujet : si on l'envoie couvrir l'anniversaire d'un oligarque russe à Courchevel, je pense qu'elle trouvera le moyen de revenir avec des photos de gens édentés qui parlent tout seuls...", observe Emmanuel Carrère.
Darcy rencontre plusieurs fois Julie et la photographie avec son bébé. La jeune mère rentre ses griffes, se laisse apprivoiser, confie ce qui la hante : éviter à Rachel une vie aussi pourrie que la sienne. Mais la naissance de Tommy, complique la situation. Comment faire quand on n'a pas le sou et que la drogue maintient son emprise ? Sans commisération suspecte, Darcy apporte son aide. En 1997, Julie s'installe avec Paul et c'est la catastrophe. Les violences de l'individu alertent la police... Puis elle vit pendant douze ans avec Jason. Il cumule les handicaps : addictions, séropositivité, troubles maniaco-dépressifs. Quatre autres enfants naissent, aussitôt retirés par les services sociaux et les centres d'adoption. Et Darcy est toujours là, efficace autant qu'elle peut dans son soutien. Jusqu'à la fin en Alaska... et même après...
Emmanuel Carrère évoque l'histoire de Julie avec une tendresse dont les traits d'humour soulignent l'authenticité. L'engagement de Darcy n'est pas celui d'une artiste sous les feux de la rampe chez Soros et Getty mais celui d'une femme auprès de ses semblables. Pour témoigner tout en aidant : "Aucun de ses amis proches n'est mort du sida, elle n'a jamais fumé un joint de sa vie, elle est positive, sportive, elle fait attention à ce qu'elle mange, elle habite un joli appartement bien décoré et bien rangé, et je pense que c'est d'être aussi ancrée dans cette vie idéalement straight, qui lui permet de prendre en charge avec autant de justesse les vies en morceaux de gens comme Julie. Elle va vers eux, elle ne cesse de se demander ce que c'est que d'être à leur place, mais elle reste à la sienne. Comme dirait mon ami le magistrat Étienne Rigal, pour qui c'est le plus grand compliment qu'on puisse faire à un être humain : elle sait où elle est."
La vie de Julie est l'un des nombreux reportages d'Emmanuel Carrère réunis dans son ouvrage Il est avantageux d'avoir où aller, disponible en Folio.
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