Au seizième siècle, le mot "contraste" désigne un débat, une lutte, un combat. Plus communément, il précise le lien consubstantiel entre des oppositions (le noir/le blanc, le vrai/le faux, le beau/le laid...) et valide les mouvements du réel. Dans Contraste amor de Yannick Fassier, ses premières occurrences concernent l'absence et la présence. Lesquelles permettent à l'auteur de (redonner] "du contraste au monde - entre nous, entre tout". Qu'en est-il alors de l'amour, écrit ici en version latine ? Comment ne pas y deviner l'alarme funeste des "trompe-l'amor" ? "Je te vois clairement, sombre et armée de cette puissante cruauté", écrit l'amoureux tenaillé entre l'homme et la bête, le divin et le diabolique. Le grand combat de l'amour est un vaste théâtre où les ombres des coulisses sèment le trouble sous les feux de la rampe. Ses mythologies ligotent la chair et la psyché dans le même dépeçage : "Sisyphe a faim, il déchire la poitrine de Prométhée et lui mange le cœur". Et c'est ainsi que les contrastes sombrent dans le chaos ; la langue même n'y résiste pas.
Se pose alors la question de l'expression "je t'aime" et de ses opacités. Jusqu'à quel point est-elle vraie et que dit-elle en deçà et au-delà de son prononcé ? Écrite, apparaît-elle plus authentique ? "Quand je veux t'écrire...mon amour, j'ai le sentiment de me tenir en équilibre entre des temps différents et de devoir voler instantanément des uns aux autres", observe Yannick Fassier. Tomber en amour équivaut peut-être à tomber dans l'impuissance de la langue avec son incurable retard*. "Je ne pourrai jamais saisir ce sentiment que je ne peux définir. Je ne peux seulement que toujours vouloir le protéger et en prendre soin".
Prendre soin. Penser et panser. Pænser. Cette conjonction déjà là dans le précédent livre de l'auteur, Le Soc, s'étend à d'autres personnages conceptuels de l'amour. Celui de l'ami, cher à Montaigne et Bernard Stiegler. Et notamment l'ami que l'on lit. "C'est plus qu'une histoire de style : c'est la vie qui s'en échappe, en excès, qui en déborde. C'est le baume qui s'en écoule sur mes doigts, via le verso des pages". Et pænser l'ami, comme l'aimée, apaise également l'amour de soi, toujours bancal. Yannick Fassier, sans s'épancher, dit qu'il ne sait pas s'aimer et que le manque augmente le manque, brouillant le sens des sens. En revanche, comme dans Le Soc, il se souvient des leçons de son grand-père. Pour aimer mieux en comprenant mieux. La nature par exemple, ce laboratoire de philosophie à ciel ouvert où le végétal, l'animal et le minéral œuvrent ensemble à la trame du vivant qui saisit la trame du mort qui... Et, de trame en trame, de rhizome en rhizome, dans le mouvement sans cesse recommencé du visible et de l'invisible, la pensée questionne de nouveau l'aimée. "Tu me montres qu'il y a autour de nous, avec nous, des êtres vivants cherchant aussi leur lumière en s'appuyant sur d'autres". Intervient alors le personnage du prochain. Il faut pour l'approcher une "mise au point" de l'œil photographique à l'épreuve de la patience. De l'inconnu à l'individu, de l'individu au prochain et du prochain au semblable, c'est un long chemin d'apprentissage. Parfois intranquille. La perception de l'autre à travers soi "éclate comme du cristal brisé" et les certitudes sont de moins en moins sûres. Le trouble peut conduire au renoncement. Et tant pis pour la "lâcheté". "Nous faisons semblant de ne rien voir car nous ne voulons pas voir cela : cela nous obligerait !" Au devoir d'agir. Car "cela" n'est pas une chose mais l'homme à qui l'on ne tend pas la main. Le commandement biblique "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" (peut-être à comprendre sur le mode de la coordination : tu aimeras ton prochain et tu t'aimeras toi-même) entre en conflit moral avec la dimension du politique.
Oui, l'essai de Yannick Fassier est éminemment politique. Les fallaces des prêtres et celles du libéralisme s'entendent à merveille pour coloniser le corps dans tous ses émois transformés en marchandises*. "Le libéral a asservi les corps pour les contraindre à s'adapter. Il les a manipulés en détournant l'amour puis a imité ses atours afin d'en revêtir le consumérisme d'oripeaux séduisants". Aimer, c'est produire avec des "critères de jouissance fixés" dont le retour sur "investissement... ne peut être garanti".
Mais comment lutter contre, en quel débat ? L'écriture amoureuse est un atelier où se déplacent toutes sortes de fragments. "Ce qui les sépare est aussi ce qui les pousse les uns vers les autres." Ils élaborent une "poéthique" émaillée de "théoraimes". Ils disent la joie même quand les yeux pleurent. Ils disent la crainte de "l'araignée paon aux yeux multiples" et contrastés. Mais elle joue de la musique, mais elle danse (le mot danse revient souvent dans le livre, allusion au très cher Nietzsche). Elle est si belle en ses clairs obscurs. Comment la pænser ? En pensant l'amour comme un organe au sein d'une "organologie" plus vaste ? Et l'éthique poétique remet sur l'établi l'humanisme. Il n'a de vraie valeur que si "le perspectivisme" l'accompagne en fécondant l'agir. Pour dire oui urbi et orbi, avec l'humilité de l'humus et la gaité du savoir. "Dans l'espace [où] Dieu n'est plus rien. Les amoureux, Sont les dieux". Et Yannick Fassier nomme enfin l'aimée, Élodie, son "contre-astre", son "A(a)mour". Retenons pour terminer cette chronique le petit a de l'amour qui a de l'humour. "Les draps, je n'ai jamais à les remonter sur toi puisqu'en général tu les as déjà discrètement subtilisés... Ah les couvertures et la couette, éternelle quête des amoureux ! Ils sont pourtant mes précieux graals pour lutter contre la fraicheur de tes pieds trouvant sans cesse refuge contre mes vaillants mollets." "Tu veux encore profiter de notre sanctuaire avant qu'il ne soit peut-être envahi par d'autres pieds plus petits, bien que notre royaume soit déjà régulièrement soumis à des félins endormis." Et c'est ainsi que le lecteur, se sent en familiarité. L'aimée qui a toujours froid aux pieds et les chatons qui squattent le lit, "comme d'habitude", voilà une chanson bien douce.
Contraste amor, (sous-titré Matrice & Machines II), est amoureusement postfacé par Alain Jugnon. Avec en exergue une citation d'André Breton dans L'amour fou : "Aujourd'hui encore je n'attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d'errer à la rencontre de tout." Le dessin de couverture, L'amour guerrier, est l'œuvre d'Amel Zmerli. L'ouvrage est publié aux éditions Tarmac. Il compte 225 pages et coûte 20 €.
* incurable retard (des mots), allusion à l'essai d'Alain Jouffroy nommé par Alain Jugnon.
* marchandises : Sous l'Ancien régime, les ecclésiastiques nantis en pécunes achetaient des indulgences pour se dédouaner du péché de la chair...
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