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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

lundi 30 juin 2025

Anna Milani, Géographies de steppes et de lisières


La géographie est depuis les commencements de l'homme une histoire de lignes qui bougent. Sur la terre comme au ciel. Hors soi et en soi. Élisée Reclus, en marchant, en écrivant, en voyageant entre montagnes et ruisseaux, en brassant toutes les langues sous toutes les latitudes, a été poète autant que géographe et historien.

Nous ne doutons pas qu'il aurait aimé Géographies de steppes et de lisières d'Anna Milani. Le la est donné en quatrième de couverture, un la qui est un là et un ailleurs. "La question des limites avait été dépassée depuis longtemps. Les lieux n'étaient plus circonscrits, situables sur des cartes, immobiles. Ils se déplaçaient avec le voyageur."

Comment, en effet, circonscrire vraiment une steppe ? Il y en a tant qui manquent de lisières dans le visible même avec ses ajours d'herbe rase et de terre sèche. "Le pays est vaste et sans bordure. Les saisons le traversent comme des hordes barbares et piétinent les jardins." La grande histoire des mouvements de populations (quoique issue d'une comparaison)  bouscule la petite histoire des gens de peu en leur lopin. Et c'est ainsi que naissent les récits, de part et d'autre des regards. Dès son premier texte, Anna Milani essaie de les apprivoiser avec "des phrases droites". Mais il n'y a pas plus de phrases droites que de lignes droites quand l'extérieur et l'intérieur se confondent et assemblent des mémoires de [lieux non dits]. Élisée Reclus écrit dans Histoire d'un ruisseau : "C'est par ses agents les plus faibles que la nature révèle le mieux sa force". Les petits gestes de l'ordinaire dessinent la grande geste du vivant. Ceux des vieilles femmes debout contre le vent arctique. Ceux des villageois qui regardent le soleil dans les yeux avec leurs corps traversants. Et le corps de la poète est aussi un lieu non dit fondu dans la matière élémentaire d'un tronc creux. Passent des colonnes de fourmis "à travers les aspérités de [son] crâne". Et "les membres fatigués [s'enlisent] dans l'humidité moelleuse du sous-bois". Avec une "étrange sensation d'amplitude", comme une "présence d'un espace intérieur augmenté". Au jeu toujours fascinant des intertextualités, évoquons Bernard Manciet qui tant arpenta les limons de la lande girondine. "Je m'étais endormi dans l'épaule d'un très vieux saule... je prenais la forme de ce creux arrondi. Mais je me déliais aussi comme un lierre qui grimpe et s'enroule."

Ce lien fusionnel avec l'humus, qui compose tout en décomposant, féconde bien des mutations. Elles racontent des histoires qui n'ont pas d'histoire en des lieux sans ligne ni nom. Elles sont d'un héritage pareillement innommé, d'un temps où le temps échappait à la mesure. Elles sont "des messes, des liturgies". Une femme, encore une - les hommes hantent peu le livre - regarde derrière une fenêtre, en retrait d'une "clairière" ou d'une "maison". Cette fenêtre se trouve aussi en elle, ouverte à la métamorphose qui hybride le "je" et le "tu". "Là-dedans tu te meus en portant ton essence animale à la limite de ses territoires." Mais où sont-ils vraiment ? Quel est cet "antre consacré à l'attente" ? De quoi accouchera le cri qui se prépare ?

Anna Milani écrit : "Se remémorer la langue maternelle oubliée / une langue d'avant toutes les mères / où les mots sont de pures intentions." La pureté s'exprime dans l'origine qui est essence et non dans le commencement qui est matière. Seule la langue, en ses improbables chemins d'ombre et de lumière, peut essayer d'unir ces deux territoires sans lisières ni fondements. Alors naît la tentation d'une langue étrangère puis d'une autre et encore une autre pour élucider quelque appartenance. Que l'on soit une personne qui s'imagine en personnage ou l'inverse. Une aventure au long cours dans les eaux troubles du paysage désirant (ou pas)... Une aventure qui est celle de la littérature minuscule et majuscule. Et qui garde en elle la lucidité du merle : "j'ai perdu mon propre contour : le ciel n'est plus que démesure, dans laquelle se dissout mon essence obstinée d'oiseau."

 Extrait :

Un nouvel espace prend forme autour du personnage. Ses gestes déliés anticipent des cérémonies qui auront lieu plus tard. Au-delà des cloisons. Dans les antichambres des jardins. Ils préparent patiemment le dehors. Dans la nuit les murs s'écartent car le personnage parle dans son sommeil et ses récits façonnent un corps plus grand que lui-même. La maison a d'ailleurs cessé d'être une maison. Elle se contente d'abriter la nuit et ses opérations. Le personnage pratique l'espace comme une langue étrangère. Il consent à se multiplier en ailleurs possibles."

Géographies de steppes et de lisières est un très bel ensemble dont on retrouve la substance dans Cantique du lac en lice pour le prix Apollinaire.  Préfacé par Albane Gellé, il est publié aux éditions Cheyne dans la collection grise et coûte 17 €.

 

Cantique du lac, également ici chroniqué, est publié aux mêmes éditions. 

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