"Se demander si nous sommes plus proches de l'animal d'élevage ou de la machine". Les poètes contemporains sont de plus en plus nombreux à questionner les absurdités et offenses infligées à l'homme par le libéralisme. Est-ce à dire que nous sommes "tous plus ou moins au bout du rouleau" ? Exténués par la fatigue d'être soi, ayant perdu la foi dans l'idée même de civilisation...
"Le monde en somme était vidé de ses symboles", écrit Jérôme Carbillet dans Les vaches. Vidé de ses symboles et donc de son sang, de sa sueur, de ses émois, de ses désirs..., l'humain est empêché dans son imaginaire. En proses morcelées ou en vers, y compris en alexandrins, le recueil relève des scènes de genre dont le quotidien dépeint "le visage des abîmes".
Ainsi Julia, grande consommatrice de voyages à l'autre bout du monde, avec ses extases sur mesure et son prêt-à-porter lexical, ne sait pas regarder au bout de sa rue. Sa langue est devenue si pauvre dans sa tête. Serait-elle perméable aux mots de Danièle Sallenave dans Passages de l'Est ? "Les voyages ne devraient servir qu'à cela : non pas rendre familier ce qui est étranger, mais apprendre à maintenir étranger le familier le plus quotidien."
Ainsi Agathe qui "a fait poser de nouvelles clôtures" autour de sa maison. Elle sèmera bientôt du gazon. Elle le dit devant ses invités en surveillant les "merguez [qui] sautillent sur le grill, cependant que "les fleurs de cerisiers sont bercées par le vent". Un jour peut-être, pourquoi pas, elle adoptera un enfant. Du gazon à l'enfant, ce chemin-là, étale parmi les effluves...
Ainsi la coiffeuse inquiète car les gens perdent de plus en plus leurs cheveux. C'est une invasion de touffes poilues sur les routes et dans les canalisations bouchées. Il y a forcément quelqu'un à l'origine de tout ça, qui veut créer le chaos, mais on n'a plus le droit de dire la vérité aujourd'hui.
Le narrateur du livre assiste en retrait à ces scènes qui, comme le dit l'auteur de la préface, Grégory Rateau, pourraient figurer dans une nouvelle de Raymond Carver. Il ne se sent pas à sa place dans la mécanique de "l'interaction sociale". Il éprouve la solitude des paysages balafrés des zones péri-urbaines, des autoroutes et des flux radiophoniques distillant leurs épouvantes. Son psy lui conseille de "prendre l'air de temps en temps" mais quel air ? Dans quelle durée un peu consistante ? Le rouleau de printemps avec ses crevettes "comprimées sous la peau molle, blanche et diaphane de la feuille de riz réhydratée", n'a ni air ni consistance. Il est au bout du rouleau un déchet comme l'homme est un déchet. Il exprime cette réalité liquide et blafarde organisée par les puissances de l'argent et la langue même est saignée à blanc.
Que reste-t-il du visible qui puisse être saisi ? Qui peut voir la femme en pyjama sur un boulevard à neuf heures du matin au mois d'octobre ? Mourad, chargé de mission dans une grande compagnie d'assurance ne le peut pas. Ni Jonathan qui gère une "agence immobilière de prestige". Ni... ni. Le dernier texte de l'ensemble, en décasyllabes et intitulé Prologue, glaçant forcément glaçant, signifie au lecteur que notre débâcle civilisationnelle a perdu tout repère en ses fins et commencements. Les vaches elles-mêmes ne s'appartiennent dans aucun espace défini. Du côté des oppresseurs et des oppressés, elles sont des batteries soumises aux machinations algorithmiques. Et c'est ainsi que [les rêves sont traversés d'absences].
Extrait :
La lumière est violente et le silence inhabituel.
Par intervalles réguliers, les avions traversent le ciel à très basse altitude.
Le bleu paraît immense, immaculé.
Depuis hier, de longs filaments, nacrés et translucides, sont apparus dans l'eau de la piscine.
Je ne sais pas trop qui je suis.
Quelques mots enfin sur l'image de couverture, All the greenery of paradise d'Eugène Shadko. La végétation sans verdure du paradis est ici un corps écorché avec ses croisillons métalliques défaits. Le vert est cependant mis en aplats périphériques striés de filaments blanchâtres. Il luit aussi sombrement dans le regard de l'égaré.
Les vaches de Jérôme Carbillet est publié aux éditions Tarmac. Il compte 53 pages et coûte 15 €.
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