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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

mercredi 9 juillet 2025

la forge, Revue de poésie, N° 5 - juin 2025


La cinquième livraison de la forge s'ouvre par le liminaire d'Alexis Bardini sur l'Anthologie de la poésie française de Georges Pompidou. Il s'en vend encore des milliers d'exemplaires chaque année et nous nous en réjouissons. Mais son auteur affirmait que la poésie relève d'un "don divin", occultant la nécessité du travail le plus acharné et c'est bien de chair dont il s'agit. Alexis Bardini remet les choses à leur place si tant est qu'elles en aient une dans les tumultes du vivant. Aucun poème n'est jamais tombé du ciel...

Les pages consacrées à la poésie D'ailleurs abordent toutes les langues, véhiculaires ou non. Celles de l'Europe centrale notamment (roumain, hongrois, bulgare).  La métaphysique des ombres de Dinu Flamand, "tout demeure sans finir pour autant de disparaître", s'accorde avec la nécessité de l'ordinaire : des "poussins étourdis" traversent une clôture, une pimprenelle aux jupes tournoyantes ; elle n'est pas farouche, va [négocier l'oubli] dans les foins avec des coquins de passage.

Dans Il faut s'y attendre, Simon Adri hante les lieux insécures du corps. Le métabolisme va de guingois. La barbe pousse à l'intérieur et l'endométriose s'attaque à la bouche. Le cordon ombilical s'enroule sur ses chimères. Et le ciel d'orage s'en ressent, avec son jaune à prendre feu.

"Même ce que je possède me manque", écrit Georgi Slavov. Le poète taraudé par la culpabilité de n'être pas devenu sombre dans l'apathie voire la mélancolie. Le lecteur devine une perte dont le corps se délite jusque dans la mémoire. Et la "solitude d'été" grandit quand on tue les moustiques par habitude.

Notons aussi la Colombienne Lauren Mendinueta qui, enfant déjà, ne "savait parler qu'en poèmes". Son texte Lumière de juillet à Lisbonne est dédié à Nuno Júdice. Une lumière pénétrante dont la couleur n'a pas d'identité. Qui s'ouvre à "une vérité joyeuse au milieu de tant d'incertitudes".

Dans la fenêtre intitulée Regard, Yves Humann s'attarde sur le poète portugais disparu en 2024. Il n'éprouvait pas l'angoisse de la page blanche, la menace venant du "vide de l'existence". Philosophe tout en tenant à distance les concepts philosophiques, il évoqua ainsi la main qui écrit le poème : "Cette main n'appartient pas à l'inconscient. Il y a toujours une partie de raison dans l'écriture du poème : c'est la raison des mots. Le monde inconscient est dominé par les images ; et le mot est ce qui donne une suite logique et un ordre à ces images qui, sans le langage, font du poème un dépôt de bric-à-brac visuel." 

Les pages consacrées aux poètes D'ici offrent une grande variété d'écritures. Les longs flux de Victor Malzac, piquetés de o minuscules à scander/slamer grouillent de toute une ménagerie : lapins, cloportes, punaises, fourmis... squelettes marinant dans le pétrole sur un parking. Même l'enfance n'échappe pas au sang sale, aux puanteurs dans les chambres et les caniveaux. 

Anna Waldberg dit ses empêchements à parler de la mort. Comment faire la part de la viande et de l'âme quand les mots sont infestés ? De toute façon, "rien ne se voit rien ne se transmet", pas même les sourires. Promener la mort en ville est inutile, "se figurer ce qui s'efface sous les yeux" est si improbable.

Il y a beaucoup de couteaux dans le tiroir de Jean-Christophe Belleveaux. Des couteaux et des cordes éparpillés aux quatre coins du monde. Et les souvenirs se mélangent quand on absorbe tout. Une chimie compliquée les change en choses. Même les gens et les chiens en sont, même "la merde la douleur la mémoire". Alors rêver des phrases, en dehors en dedans, avant de pencher, de tomber. 

L'enfance de Bobby Fischer par Matthieu Lorin grandit entre un père "aussi absent qu'un remords" et une mère avec "son odeur de sueur et de rancunes". À sept ans, avec et sans romans médités, la découverte des diagonales où glissent les pièces de bois change tout. "Les rois [seront bientôt] cloués comme un tableau ou les mains de prophète". 

Et c'est l'enfance aussi sous la plume de Nicolas Rouzet, fascinée par le vide dès l'âge de trois ans. Elle s'insurge contre la mère au point de repousser toute parole. Le langage est-il vraiment la "maison commune" que l'on s'imagine ? Et les livres, que peuvent-ils pour "briser l'étrangeté du monde" ?

L'oubli, ce n'est pas nouveau, menace aussi les prix Nobel de littérature. La revue ressuscite la voix oubliée de Gabriela Mistral avec sa Petite carte audible du Chili, parue en 1931 dans un journal de Santiago : "Nous pensons que seule la radio pourrait retransmettre une tentative de carte audible d'un pays. On a déjà créé les cartes visuelles, mais aussi les cartes tactiles, c'est-à-dire en relief ; il manque la carte des résonances qui rendrait une terre écoutable. Cela viendra, et bientôt ; on recueillera l'entremêlement des fracas et des bruits d'une région ; sans toucher les lignes de son sol, ses collines ou ses villes, en posant angéliquement les palpes de la radio sur l'atmosphère brésilienne ou chinoise, nous sera livré véridique comme un masque, impalpable et effectif, le double sonore, le corps symphonique d'une race qui travaille, souffre et bataille." 

Dans La forge du poème, les auteurs sont invités à se pencher sur leurs pratiques d'écriture et conceptions de la poésie. Ainsi, Alin Anseeuw déclare : "La poésie m'engage loin du sacré. Elle est pour moi essentiellement une affaire de langage et de pratique, une manière de faire bouger la langue autrement... là où le possible vient à l'écriture." 

Maud Thiria considère le poème comme une possibilité pour desserrer les dents. "Incongru comme ton blockhaus d'enfance habitant le jardin, une silhouette déjantée, déboussolée, démembrée", il naît d'une transgression qui lie et délie les tumultes du dedans.

la forge, revue sobrement chic sous sa couverture de vieille tuile, est accompagnée de dessins de Nicolas Rozier. Elle compte 270 pages et coûte 22 €.

 

Quelques ouvrages de Jean-Christophe Belleveaux, Matthieu Lorin et Maud Thiria sont également chroniqués sur ce blog. 

 

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