"Le poème est une possibilité ouverte à tous les hommes, quels que soit leur tempérament, leur esprit ou leur disposition.", écrit Octavio Paz. Et, dans son propos liminaire Chantier naval, François Bordes ajoute : "Il sert à construire un esquif, un bateau, une bonne pirogue, un solide canot." La forge fabrique, construit pour prendre le large en soi et hors soi. "Bienvenue à bord".
Parmi les voix venues d'ailleurs, celle de Mårten Westö (Finlande) nous conte les gestes du quotidien et de la mémoire. Passent des horloges et des pluies qui disent l'insaisissable dans tous ses états."Ce n'est qu'après nous avoir tous vus nous rendre visibles que je sais qu'il y aura toujours quelque chose qui restera invisible."
Engagé dès 1940 dans l'armée britannique, le lieutenant Keith Douglas demande à être envoyé sur le front. Il résiste à "la terreur d'un sort fatal, qui rôde en fond de scène". Que peuvent les poètes "haïs, supposés venimeux" contre les commerçants obscènes ? Comment tenir quand on voit "les hommes souffrir comme des arbres" ? Imaginer, peut-être, qu'on n'entend pas "le feu des armes, mais une trompe de chasse"...
Martin Glaz Serup (Danemark) fait "les choses simultanément". La fabrique du poème et celle de l'ordinaire se travaillent dans le même moule. Le poète a "le sentiment que quelque chose s'assemble et en même temps le doute sur ce dont il retourne". Le monde va de guingois. Les algues pensent sous le vent et "les humains sont des badauds de lune / en slip" sur leurs balcons. Alors, autant s'escrimer avec l'auto-dérision !
Et voilà que la neige s'invite avec deux voix mongoles. Pour Tchaghnaa Purevdorj, elle "s'use comme du papier froissé". Pour Todorkhoi Nayantai, elles est "une simple feuille d'un arbre appelé firmament". Avec en toile de fond la mystique des immensités, sur la terre comme au ciel. Et l'humain n'y est que fragment, infiniment petit.
Parmi les 18 contributions venues d'ici, lesquelles n'en disent pas moins les ailleurs, Didier Gambert se penche et s'épanche sur les Seuils des ruines. Les pierres des maisons s'évanouissent aussi et toute mémoire s'en ressent. "nous ne vivons pas de nous-mêmes / mais d'un rêve brûlant venu / des profondes terres des morts // la poésie est trop précise / l'âme indécise d'un vivant / n'y voit que chaos que méprise".
Gaël Tissot a parfois des accents jabésiens pour saisir l'improbable des voix sur les chemins d'exil. Et la solitude, inexorablement n'assemble plus les corps. Des marcheurs et des "vestiges de constructions métalliques / armatures divisées jetées au vent d'un paysage stérile".
L'endophasie, même dans une langue étrangère la nuit, n'est pas une voix endormie. Marianne Braux y veille avec son absence qui parle. Mais dans quels espaces et quelles durées ce Dialogue s'entretient-il ? "Là où je suis / Rien de nom / Tout recommence sans cesse / Ce qui s'élève sur le champ s'écroule". Les rendez-vous avec soi-même sont toujours plus ou moins manqués.
Sophie Coiffier cherche sur les visages ce qui apparaît des personnes. Mais il n'y a pas de lieu sûr dans l'absurdité des jours. Les visages s'inventent des figures, composent avec le dérisoire. Et ce "Ça [qui] reste en boucle sous la trachée". "Noyé dans la démesure / de son impuissance".
"Dans le potager, je déterre mes morts en plantant des tomates", écrit Julie Nakache. Il s'en trouve partout au cœur des forêts et ils suintent quand "la terre expire". Il en pousse même sur les pommiers et la saveur du fruit est plus énigmatique ; l'enfance y peluche... La poétesse alors s'en va [lécher le monde] et les veines des arbres. Passent les voix du père et de la grand-mère. Avec le goût de l'amour : "donner donner donner".
Dans sa section Voix retrouvées, la forge sort de l'oubli Albert Fleury, cofondateur de la revue Arpa et engagé dans les Forces Françaises de l'Intérieur puis dans l'armée du général de Lattre de Tassigny. Le poète arpente les solitudes dans le "poids d'ombre" du jour. À la rencontre du "peu de choses" qui constituent l'être. Avec l'espoir verlainien de "la paille modeste [qui] luit".
Donnons enfin la parole à Claudine Bohi qui interroge la provenance de son poème : "Dans le fourmillement des mots qui me viennent, je découvre comme un espace que je ne connaissais pas, et que je reconnais, à condition de ne pas le posséder... C'est une liberté de la langue qui passe par moi, que je traverse et qui me traverse. C'est ce que j'appelle me quitter."
Plusieurs recensions et chroniques concluent cette sixième livraison, dont celles de François Bordes sur Jacques Lèbre (Les Carrefours ou les regrets), éditions Potentille, et Francisco Moreno Galván résistant au franquisme (J'ai voulu pêcher des étoiles), éditions Fario.
Des dessins d'Anaël Chadli, qui disent les semaisons des traces, accompagnent ce fort volume de 253 pages dont je recommande vivement la lecture dans la multiplicité des voix et des chemins. La forge coûte 22 €.

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