Comment comprendre ce titre, Sauf la poésie ? Je l'imagine comme la suite d'un point de suspension dans une conversation. Et s'ouvrent ainsi de nombreux commencements. Rien n'est vrai... sauf la poésie. Le réel est un enfermement... sauf la poésie. Tout fout l'camp... sauf la poésie.
Les trois vers en quatrième de couverture expriment la machinerie poétique de Sébastien Ménard. "- petit mouvement obstiné - un piston continu un exercice respiratoire". L'en-soi de la poésie et l'en-soi du poète, forcément éclatés, forcément opaques, dans la langue et dans le sang, ont des souffles qui ne vont pas l'amble. Parfois ils suffoquent malgré le piston continu et l'obstination. Les mots comme les corps ont des réticences en leurs déplis.
Alors, recourant au procédé de l'accumulation hachée par des tirets, le poète s'essaie à un état des lieux et des sens. "Il y a sans doute une façon de prendre soin du silence qui nous envahit et nous fait toute une nuit dedans - une façon de prendre soin de cette nuit intérieure et des nuits qui se suivent et reviennent, pulsations pour nous les bêtes - une façon de prendre soin de notre chose enfouie - du dedans tapi - de ce qui rougeoie peut-être et de ce qui tremble aussi -"
Seulement voilà ! "le poème dit toujours sa vérité (sinon ce n'est pas un poème)." Il faut traverser tant d'espaces, tant de durées pour en apprivoiser les multiplicités. Remonter jusqu'à l'animalité primordiale de "l'œstrus" accouchera-t-il de quelque embryon de réponse aux questions qui hantent l'humain et toutes les bêtes qui "avant moi sont venues errer là" ? : " - qui suis-je ? qu'est-ce que je fais ici ? qu'est-ce qui se passe ? "
Si une vérité peut résister au fil de la langue et de l'ignorance, le poète la trouve qui sait dans les traces les plus humbles, parmi "les boues, les sentes et les clairières". Elles disent les immensités fragiles du dedans et du dehors ; une fragilité sensible à la nécessité du soin. Sébastien Ménard y revient à la toute fin de son ensemble : "prendre soin de soi / du vaste monde / et du néant". Malgré l'impuissance de la poésie devant les offenses au vivant et le délitement des mémoires passées et à venir. Elle ne peut rien contre les feux qui "viennent et inquiètent". Elle ne réparera pas la nature outragée et le poète, quand le doute courbe son échine dans la marche, se met à la détester.
Sa lucidité l'incline à la modestie "car le poème doit tenir sans faire le beau". Enfin, allusion à Beckett, il aime "comme ça échoue / et comme ça grandit / comme ça échoue tant de fois / ça rate ça rate ça rate".
Sauf la poésie est suivi de Extraits du journal permanent. Le flux est plus apaisé mais l'inquiétude demeure. Sébastien Ménard interroge le pouvoir de désignation de la poésie. Nommer le visible relève d'une "énergie brute, première, ancienne". "Primale" même. Comme le cri de la naissance. Et les choses aussitôt entretiennent des doubles dans les rêves et les souvenirs. La langue a besoin de ces miroirs pour changer les sons en mots qui respirent. Sans que le mystère soit pour autant levé. Le "ça" de la poésie, entre brumes et marécages, comment s'en approcher ? Nommer "ce qui est en train de se faire" mène à l'effacement puis à la disparition. Alors que tant de menaces pèsent sur la totalité du vivant, ces questions presque dérisoires n'en sont pas moins valides. Continuer à chercher les "gestes simples". Réfléchir aux dominations prédatrices de l'humain. Voilà le chantier sans cesse à tisonner. Modestement. Et le poète cite le journal de Guillaume Vissac : "Écrire au fond ne consiste qu'à faire quelque chose, n'importe quoi, sur une page, n'importe quelle page, avant de se dire, au bout du processus, quel que soit ce processus, parfois longtemps après : ce n'était pas ça qu'il fallait faire. Pour finir par recommencer, et revivre inlassablement la même séquence."
Enfin, ce clin d'œil à Jim Harrison, en forme de copeau : "... quand on sait qu'une cuillère de terre contient des milliards de bactéries, par exemple." Sachant que le corps humain lui-même contient beaucoup plus de bactéries que de cellules, la "biorégion" de la poésie n'est pas matériellement définissable. L'être et son environnement ne font qu'un, sans interface de peau ou de pensée, joints et disjoints jusqu'à l'extinction des feux qui nous dévorent et que nous dévorons.
Extraits :
sauf la poésie - car elle est mouvement de fuite - retrait - éloignement - elle court jusqu'à très loin dans le tremble palpite en plein cœur et palpite, et palpite, et palpite en souvenir de ce qui disparaît, s'éloigne et se fond
sauf la poésie - car ce qui nous relie - ce qui nous relie tous - sans exception - c'est la petite peur - la petite peur qu'on a là-dedans - la petite peur - la petite peur qui continue - c'est ça qui nous relie - c'est ça - ça et nos façons de le faire - nos façons de le faire quand même - vivre - oui voilà - ça et nos façons de faire taire cette petite peur - ou peut-être même de l'accueillir - l'écouter - c'est ça - c'est ça qui nous relie
Sauf la poésie de Sébastien Ménard est un ouvrage qui se prête au mieux à la mise en voix et même à la mise en scène. Sur un plateau sans côté cour ni côté jardin. Avec des séquences d'immersion dans un flux d'images tangibles et intangibles et, pourquoi pas, quelque chorégraphie suffoquée par l'insatiable désir du soin. Pour sauver quelque chose, un peu. Bref, un très beau livre.
Il est publié aux éditions Aux Cailloux des Chemins, compte 76 pages et coûte 14 €.
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