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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

dimanche 9 novembre 2025

Joëlle Pétillot, Chergui


La cité "ocre et blanche" de Joëlle Pétillot dans Chergui se construit peut-être comme un cerveau avec ses tumultes et ses secrets enroulés sur eux-mêmes. Les regards y sont "encagés par les dessins serrés des grilles closes". Le maillage des rues et des ruelles, des impasses évoque l'amalgame des scissures et des sillons où veille la conscience à l'affût des réels extérieurs. Qui sont [le désert parlant].

Un désert déjà là avant toute mémoire. Avec ses vibrations de sable et de lumière. L'existence est floue en ses courbures de hanches. Est-elle présence ? Est-elle absence ? Une gestation pourrait y accoucher. [Quelque chose pourrait venir.] "Ou quelqu'un." Mais pourquoi y aurait-il quelque chose ou quelqu'un plutôt que rien ? Le conte de Joëlle Pétillot s'inscrit d'emblée dans l'infini cheminement de la métaphysique. Ses déplis figent dans un mouvement immobile l'évanescence des dunes et les margelles des puits à l'intérieur des murs.

Un jour, pareil à tous les autres pourtant avec ses saveurs pâtissières, une femme s'effondre dans la rue : elle dort. Un long sommeil commence. Et cette narcolepsie se propage, dure longtemps. Toutes les familles de la cité sont touchées. Personne ne sait d'où vient ce mal mystérieux. Personne ne sait désigner la douleur qui l'étreint. "Comment nommer ce manque-là, dans cet étrange deuil qui ne relevait pas de la mort ?"

Quelques mois plus tard, un vent se lève, bien connu des arpenteurs "de l'autre côté du désert". Chergui. Et lui aussi dure longtemps, trop longtemps. Sur la terre comme au ciel, rien ne va plus. Au loin passent des cavaliers comme dans un poème de Lorca. Des cavaliers bleus. Jinetes azules. Plus ils se rapprochent et moins ils sont saisissables. Combien sont-ils ? Qu'attendent-ils ?

Les endormis, en leur apparence de limbe, ont peut-être la prescience de ce qui se trame dans les fibres nouées de l'espace et du temps. Est-ce ainsi que rêve la veuve sans chagrin, enfin libérée du père qui lui a fait des fils ? "J'aime ce monde où regarder est ma seule tâche. L'un des chevaux, dont la robe bleutée prend des reflets d'ombre, se détache des autres restés dans l'eau et vient droit vers moi ; je pose mon front sur le sien." Et qu'en est-il de Nour, promise à un amoureux qu'elle n'a pas choisi ? "Cet ailleurs où je me tiens me rend pleine de vie, gavée, remplie à ras-bord de vie, libre comme je ne le fus jamais. Ici, tu peux disparaître et Réda me retrouver. Il me suffit de le vouloir... Je ne veux pas retourner là-bas, pas vivre ce leurre..."

Puis Chergui enfin s'accoise. "Le silence [tombe]comme une pierre." Mais comment accueillir ses promesses de joies éruptives ? Le réveil des endormis est un tumulte "bras ouverts, bras fermés" dans les rires qui pleurent et les larmes qui rient. Quant aux autres, qui n'ont pas dormi, les voilà traversés par "une altérité particulière". Ils ne s'appartiennent plus, ne reconnaissent rien de ce qui renaît en eux. Cependant que hors les murs, parmi des remuements constricteurs, le sortilège, mu ou non par un dessein, n'en finit pas de sonder les chimères que l'humain hante avec ses questions sans fond ni margelle : Suis-je endormi ? Suis-je éveillé, mort ou vif ? Ma présence au monde n'est-elle pas dans le même mouvement une absence ? Mes rêves ont-ils une consistance plus vraie que la chair du désir ? Et c'est ainsi que persiste la plus grande peur, "celle de l'effacement".

Le conte de Joëlle Pétillot, qu'il sourde à bas bruit dans nos tréfonds ou lance au crépuscule des envolées dramatiques, a un je-ne-sais-quoi de lacanien en sa perception de l'inconscient comme langage. Ses mots (in et off) sont des hiatus sur les mots du conscient et la vérité affublée de fiction apparaît autant qu'elle disparaît. Sophocle déjà en avait le pressentiment qui disait : "Je vois bien que nous ne sommes, nous tous qui vivons ici, rien de plus que des fantômes ou des ombres légères".

Chergui est publié aux éditions Fables fertiles sises à l'enseigne "des apparitions vraies" dans la collection l'heure des contes. Le livre compte 106 pages et coûte 15, 20 €.                                 

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