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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

jeudi 27 novembre 2025

Relire Les funérailles de la Grande Mémé


Les funérailles de la Grande Mémé
est un ensemble de huit nouvelles de Gabriel García Márquez, qu'il appelait contes. Le premier d'entre eux s'intitule La siesta del martes. Une mère et sa petite fille, en deuil, voyagent dans un train suffocant sous la chaleur d'août. Elles sont seules dans le wagon de troisième classe. La petite fille tient dans ses mains un bouquet de fleurs mortes. Après avoir traversé de longues plantations de bananiers, le convoi s'arrête dans un village dont toutes les maisons ont tiré le verrou et baissé les persiennes. Il n'y a personne dans les rues. Et pourtant, tout le monde voit la mère et sa fille quand elles frappent à la porte du presbytère pour adresser au curé une demande très particulière. Retourner à la gare sera-t-il possible ? "Es mejor que salgan por la puerta del patio, dijo el padre." On ne sait jamais...

Le deuxième conte s'intitule Un día de estos (Un jour comme les autres). Il s'agit d'un huis-clos dans un cabinet dentaire avec son "plafond crevé et une toile d'araignée poussiéreuse pleine d'œufs et d'insectes morts". Le maire du village, un lieutenant, se fait arracher une dent de sagesse sans anesthésie par un praticien non diplômé. La mâchoire craque. Les yeux pleurent. La haine est là. Cependant que sur le toit de la maison voisine [deux charognards se sèchent au soleil].

En este pueblo no hay ladrones, clame haut et fort le troisième conte. Seul un étranger au village peut commettre un vol. Un noir par exemple. Quand la salle de billard est cambriolée, la police a vite fait d'en trouver un, de noir, et il passe un sale quart d'heure qui dure longtemps. Cependant que le coupable, Damaso, cherche à restituer les boules du jeu en faisant croire qu'il s'agit d'un miracle dont il serait le truchement. Il en parle avec Ana dans leur chambre en terre battue et, parfois, revenant de beuveries ou de coucheries, toujours plus amer de manquer d'argent pour s'amuser dans les tripots, c'est elle qu'il bat. Au risque de tuer l'enfant qu'elle porte dans son ventre. 

Balthazar passe vraiment un merveilleux après-midi dans La prodigiosa tarde de Baltazar. Menuisier, il a de l'or dans les mains mais pas dans son gousset. Il a construit une grande cage à oiseaux qui est la plus belle du monde. "Bastará con colgarla entre les árboles para que cante sola." "Il suffira de l'accrocher dans les arbres pour qu'elle chante toute seule." Elle pourrait rapporter soixante pesos. La femme du docteur Giraldo, qui aime tant les oiseaux, l'achèterait. Ou, aussi, José Montiel, qui joue à l'opulent. Et puis, Balthazar pourrait en construire d'autres, des cages. La pauvreté s'éloignerait. Jusque-là le conte est beau. Mais ça ne va pas durer.

Et voilà qu'apparaît la Grande Mémé avec "un peigne sur son sein" dans La viuda de Montiel (La veuve Montiel). Le mari de l'éplorée vient de mourir après s'être enrichi grâce à la dictature locale dont l'action se réduisait à deux axes simples : fusiller les pauvres en place publique, accorder un jour aux riches pour décamper sans armes ni bagages. L'idéal pour acheter à bas coût leurs terres. Et devenir influent jusqu'au gouvernement central. Tout en restant bon chrétien. Mais la veuve, "mariée à vingt ans selon la volonté de ses parents au seul prétendant qu'on lui permît de voir à moins de dix mètres de distance, n'avait jamais eu de contact avec la réalité." Elle se barricade en ses solitudes avec pour unique compagnie le très vieux serviteur de la famille, un noir imprudent qui ouvre son parapluie à l'intérieur de la maison, et s'en remet à Dieu en se rongeant les ongles.

Dans Un día después del sábado, c'est encore l'histoire d'une veuve, cousine germaine du colonel Aureliano Buendía. Il y a des oiseaux morts dans sa maison aux neuf alcôves. Il y en a partout dans le village. Le spectacle est si impressionnant que les habitants en oublient la chaleur suffocante de juillet. Le père Antonio Isabel du Très Saint Sacrement de l'Autel, bientôt centenaire, imagine que c'est un signe annonciateur de l'Apocalypse. Mais on le croit fou, ses sermons décousus ayant fait fuir les paroissiens, d'autant qu'il affirme avoir rencontré le Diable en personne. Même la veuve ne va plus à la messe. Puis un étranger arrive au village où il doit accomplir des formalités administratives. Il est paisible mais la faim lui tenaille le ventre. La propriétaire de l'Hôtel Macondo près de la gare lui sert "une assiette de soupe avec un os à la moelle et une salade de bananes vertes. Une jeune fille qui passe des disques sur un gramophone l'observe et le trouble. Elle dit que des oiseaux morts tombent dans le vestibule. À minuit, dans sa "chambre de bois", l'étranger est "plongé dans un rêve fébrile et marécageux". Cependant que le père Antonio Isabel prépare son sermon du lendemain. Aux premières lueurs de l'aube, il a une révélation. Peut-être changera-t-elle le cours de sa vie, et celle de l'étranger, et celle de la veuve qui apprend par sa servante ce que le prêtre a cru voir.

Rosas artificiales est l'un des contes les plus brefs de l'ensemble. La jeune Mina, qui fabrique des bouquets artificiels qu'elle peine à vendre, parle avec sa grand-mère aveugle. Comment se fait-il qu'elle ne soit pas allée à la messe ce matin ? Est-ce seulement une histoire de robe mal repassée aux manches ? La grand-mère trouve étrange que Mina soit allée deux fois aux cabinets en si peu de temps. Et puis elle est sortie de la maison. Et puis elle est revenue contrariée. Il y a du louche. Forcément. L'aveugle devine tout.

Enfin, Los Funerales de la Mamá Grande. La Grande Mémé, souveraine absolue du royaume de Macondo, propriétaire de cent mille hectares sur lesquels elle a régné sans partage pendant 92 ans, rend son dernier souffle en rotant. "Dans les autobus déglingués, dans les ascenseurs des ministères, dans les lugubres salons de thé recouverts de tentures passées, on commentait avec vénération et respect le cas de cette grande dame morte dans son patelin de chaleur et de malaria et dont le nom était resté ignoré des autres régions du pays jusqu'à ces heures récentes où l'encre d'imprimerie l'avait consacré." Le père Antonio Isabel, si énorme qu'il a fallu dix hommes pour le transporter et toujours aussi halluciné, assiste aux obsèques. Aux côtés de Nicanor, "un géant des bois, tenue kaki, bottes à éperons et revolver 38 millimètres à canon long, sanglé sous la chemise". Et il y a aussi le Pape.  Un long voyage en canot pontifical depuis sa résidence de Castel Gandolfo et déjà tinte le "bronze lézardé de Macondo". Toute la nuit, le Saint-Père entend "le charivari des singes affolés par le passage des foules". L'embarcation, arche ou "gondole noire", se remplit de "sacs de manioc, de régimes de bananes vertes et de cageots de poule, ainsi que d'hommes et de femmes qui [abandonnent] leurs occupations habituelles pour tenter fortune en allant vendre n'importe quoi aux funérailles de la Grande mémé".

Dans un livre d'entretiens, Gabriel García Márquez écrit : "Je raconte une inimaginable, une impossible visite du pape dans une bourgade colombienne. Je décrivais le président qui l'accueillait comme un homme chauve et rondouillard, pour qu'il ne ressemble pas à celui qui gouvernait alors le pays, qui était grand et très maigre. Onze ans après la rédaction de cette nouvelle, le pape est allé en Colombie, et le président qui l'a reçu était bien, comme dans mon histoire, chauve et rondouillard."

Et c'est ainsi que le réel est magique, tout en disant le réel contre lequel on se cogne : violences de la misère, violence de la condition féminine, violence des dictatures, violence aussi des chaleurs et des pluies.

N.B : Je crois me souvenir que dans Chronique d'une mort annoncée, il y a aussi un ecclésiastique sur un long bateau, chargé notamment de coqs. Et, bien sûr, l'aficionado remarquera la permanence de Macondo et du colonel Buendía.

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