Relire la poésie de Federico García Lorca et constater, joyeux, que le mystère de son écriture reste entier. "Ni el poeta ni nadie tienen la clave y el secreto del mundo." La clé et le secret. S'il s'agissait de la clé du secret, cela laisserait entendre qu'il a quelque lieu et quelque personnage qu'on pourrait vraiment approcher.
Et c'est pour cela que la poésie de Lorca est toute d'humilité même quand elle s'envole en son chant profond. En butinant dans l'anthologie que j'achetai fiévreusement un jour de décembre à Santander en 1974, les figurations de la lune imprègnent d'emblée ma mémoire. "Les astres viennent boire dans la lune... Si mes mains pouvaient effeuiller la lune... la lune dit : Moi, j'ai soif de lumières... des jeunes filles aveugles demandent à la lune... les rayons de la lune martèlent l'enclume du soir...". Et il y a Romance de la luna, luna dans le Romancero gitano que m'offrit mon professeur de lettres en seconde au lycée Guez-de-Balzac à Angoulême en 1972. "La luna vino a la fragua / con su polisón de nardos... mueve la luna sus brazos / y enseña, lúbrica y pura / sus senos de duro estaño..." La lune s'en vint à la forge / avec son corset de nards... la lune agite ses bras / et montre, lubrique et pure / ses seins de dur étain..." (traduction personnelle)
Et chez Federico, les couleurs sont omniprésentes. Le vert, bien sûr et pas si sûr que ça, dans Romance sonámbulo. "Verde que te quiero verde". "Vert que je t'aime vert". Le vent est vert "sous la lune gitane". Les miroirs du café chantant sont verts. La chair et les cheveux aussi quand la mer est amère. Le poète n'est plus lui-même et sa maison n'est plus la sienne. Et la couleur vert-lune annonce la mort en trois coups de sang dans Muerte de Antoñito el camborio.
Le blanc apparaît souvent dans cette anthologie. Il ne dit pas seulement la neige ou la pureté. La Balade d'un jour de juillet évoque une jeune fille blanche consumée par [l'étoile de l'amant qui vit et meurt] et une épée traverse sa poitrine. Dans Muerte de la petenera (la petenera est un motif musical et dansé du chant profond), la maison blanche abrite la mort des hommes en perdition et l'horizon est bien trouble avec ses ombres effilées comme des couteaux. Que penser, aussi, de l'idiome blanc des hautes blondes au passage des cavaliers en lévite ? (Canción china en Europa) Peut-on croire que sa blancheur ne serait que transparence ?
Alors le noir, en contrepoint ou non. "Entre mariposas negras / va una muchacha morena / junto a una blanca serpiente / de niebla." Le noir est presque là comme un lieu sûr parmi les opacités blanches. Mais, quand il est mis sur le rouge, (Cueva), la voix est suffoquée par les sanglots. Et c'est encore sur le rouge de la lune que tranche le noir de la jument dans Canción del jinete. La mort n'est pas si loin de Cordoue. Et la guardia civil, présente dans plusieurs textes, engendre des anges noirs, des serrures noires, des roses de poudre noire. Qui inquiètent la berceuse du grand cheval. L'enfant aura-t-il peur lui aussi de l'eau noire dans les branches ?
Et voilà que le jaune apaise çà et là le lecteur. Des cloches sonnent tout en haut des tours jaunes battues par les vents jaunes traversés de carillons. Dans Paísaje, le soir trompeur est vêtu de froid. Derrière le trouble des fenêtres, les enfants regardent un arbre jaune se changer en oiseaux.
Venons-en pour terminer à la fascination que le poète éprouvait pour les nombres. L'anthologie compte 95 textes et 81 nombres y apparaissent. Dont le 2, 29 fois, le 4, 17 fois et le 100, 11 fois. Mettons à part les occurrences dans New York et Grito hacia Roma (long dépli) et celles de La cogida y la muerte issues du Llanto por Ignacio Sánchez Mejías. Elles relèvent du procédé d'accumulation pour désigner la démesure de la ville puis de l'obsession dramatique quand [la mort pond des œufs dans la blessure].
Le poète, proche du surréalisme et de l'imaginaire gitan porté par les duende, s'intéressait peut-être aux arts divinatoires des barajas avec leurs enseignes de coupes, d'ors et d'épées dont on retrouve çà et là les vocables. Le nombre 2 s'incarne dans les deux fleuves de Grenade qui descendent de la neige jusqu'au blé. Et le jour vient avec ses deux haches dans Cortaron tres árboles. Puis voilà que pleurent deux vieilles femmes quand "una dura luz de naipe / recorta en el agrio verde, / caballos enfurecidos / y perfiles de jinetes." La lumière dure de la carte (à jouer ?) coupe dans l'aigreur du vert. Comment, enfin, nommer les deux "compadres" de la complainte somnambule ? Comment peuvent-ils s'appartenir en leur blessure de sang et de larmes quand les "trois cents roses noires" du premier les séparent irrévocablement ? Et c'est encore le vert qui a le dernier mot, sur la mer et dans la montagne, allant par deux elles aussi, dans l'inaccessible.
Le nombre 4 évoque les éléments qui composent et décomposent le vivant avec leurs signes ésotériques. Ou, encore, les quatre points cardinaux qui ouvrent la possibilité d'un chemin. Dans le corps comme dans l'esprit. Ainsi passent sous la nue et sur la terre quatre colombes dont les quatre ombres sont blessées. Cazador est un poème de huit vers brefs et le nombre 4 y sonne quatre fois. Comment ne pas voir là quelque incantation pour conjurer les mouvements de la vie et de la mort ! Et, dans le texte A Irene García, parmi les petits peupliers qui dansent, un arbre minuscule danse aussi : il a quatre feuilles. Cependant que le petit madrigal montre quatre grenadiers, lesquels, le cœur ayant vieilli, se changeront en quatre cyprès. Enfin, "près du Guadalquivir" où résonnent les voix de la mort, quatre poignards sont brandis, sans rémission possible.
Le nombre 100 nous rappelle les hécatombes grecques lors desquelles cent bœufs étaient sacrifiés. Dans Camino, ce sont cent cavaliers en deuil et condamnés au labyrinthe. Et ce sont cent juments dans Muerte de la petenera, chacun des jinetes ayant trépassé. Cependant que retentit un De Profundis pour les cent amoureux qui "dorment pour toujours sous la terre sèche". Bientôt, cent croix parmi les oliviers verts en diront la mémoire. Dans Retrato con sombra, cent grillons, ou cent criquets, veulent assombrir la lumière des roseaux. Enfin, dans Desposorio, (fiançailles ou épousailles mystiques), quel est cet homme ; il a plus de cent ans, qui insiste pour jeter à l'eau un anneau alors qu'une ombre appuie ses doigts contre son dos... ?
Sans doute, pour affiner cet article, faudrait-il traquer les correspondances entre les couleurs et les nombres, à la lumière des mythes savants et des légendes populaires de l'Andalousie. Ce serait là le travail rigoureux d'un critique rompu aux théorèmes universitaires. Je ne suis pas universitaire. Je n'ai jamais rien compris aux théorèmes. Et c'est ainsi que mon étonnement dure encore.


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