"Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ?" (Mademoiselle Bistouri)
Le narrateur qui déambule-affabule, dans les rues et dans sa tête, farfouillant parmi les mythes en quête d'images, rencontre des personnages étranges. Un plaisant "cruellement cravaté" s'incline pompeusement devant un âne. Un excentrique "aux pieds d'une colossale Vénus", affublé comme un clown, implore la Beauté de venir à son secours. Il est tellement malheureux. Mais la statue n'en a cure. Puis voilà Le mauvais vitrier "dont le cri perçant, discordant" incommode le poète qui a des "plaisanteries nerveuses"...
Et quelle est cette "pâture certaine" qui va dans les jardins publics ? Loin des joies factices des riches, les regards sont "irrésistiblement entraînés vers tout ce qui est faible, ruiné, contristé, orphelin". Les veuves notamment. Avec ce constat, glaçant : "il y a toujours dans le deuil du pauvre quelque chose qui manque, une absence d'harmonie qui le rend plus navrant. Il est contraint de lésiner sur sa douleur. Le riche porte la sienne au grand complet."
La pauvreté revient souvent dans ces Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris). Le gâteau, qui n'est qu'un morceau de pain blanc dont le narrateur en voyage va se sustenter, met en scène deux enfants qui se battent pour l'accaparer. "Il y a donc un pays superbe où le pain s'appelle du gâteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide".
Et c'est encore une histoire d'enfants dans Le joujou du pauvre. Un riche derrière la grille de son château avec son "joujou splendide" abandonné sur l'herbe. Et un pauvre de l'autre côté, "sale, chétif, fuligineux". Son joujou est "une boîte grillée" avec un rat dedans. "Examiné avidement comme un objet rare et inconnu" par le petit châtelain.
Les yeux des pauvres sont souvent insupportables aux yeux des riches. Une belle amoureuse s'assoit à la terrasse d'un café qui [étincelle]. Elle est en parfaite communion d'âme avec le narrateur. Mais voilà que s'arrêtent sur la chaussée un homme et ses deux enfants. "Tous en guenilles". Et la belle de persifler : "Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d'ici ?" Une réplique qui nous fait penser à Rimbaud dans Enfance : "Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse."
Terminons avec l'un des textes les plus connus du recueil, l'un des plus ambigus aussi, Assommons les pauvres. Baudelaire commence par brocarder les "livres où il est traité de l'art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures." Écrits par "tous ces entrepreneurs de bonheur public, de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu'ils sont tous des rois détrônés." Le narrateur va entrer dans un cabaret quand un mendiant lui tend son chapeau. Et aussitôt la voix de son bon Démon, son Démon de combat, le pousse à rosser l'indigent afin qu'il se rebelle. Et le "miracle" opère. "Le malandrin se jeta sur moi, me pocha les yeux, me cassa quatre dents... Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l'orgueil et la vie." Alors le narrateur lui dit : "Monsieur, vous êtes mon égal ! veuillez me faire l'honneur de partager avec moi ma bourse". Puis il conclut : "[quand vos confrères vous demanderont l'aumône, appliquez la théorie que j'ai eu la douleur d'essayer sur votre dos."
Je suis enchanté d'avoir relu les Petits poèmes en prose. J'y ai retrouvé la proximité que j'ai depuis mes enfances avec la pauvreté. Là où j'ai grandi, on se souvenait de l'avoir connue longtemps. On avait même tutoyé la misère pendant les guerres de quatorze et quarante. Parfois, même si c'était interdit par les curés, on tonnait contre les riches. On se consolait comme on pouvait en disant qu'eux aussi mouraient et qu'ils ne faisaient pas les fiers le moment venu. Cet imaginaire-là m'est resté. Il y avait deux ou trois riches dans mon village, des propriétaires cruellement cravatés qui avaient des métayers. Ils gardaient les mains blanches du premier janvier au trente et un décembre et parlaient une langue à la quelle nous n'avions pas accès, sans patois. Ils avaient leur place attitrée à l'église et le bulletin de vote toujours à droite. Ils ne mettaient pas leurs enfants à la communale parce que les idées des instituteurs ne leur convenaient pas. Pensez donc ! rien que des suppôts du Front populaire.
Je ne me sentais pas toujours bien quand je croisais l'un de ces riches qui, disait-on, murmurait à l'oreille de l'évêque du diocèse quand un prêtre ne disait pas les mots convenables pendant le sermon dominical. Et puis il savait d'où je venais. Un enfant de l'assistance, abandonné par sa mère -c'étaient toujours les mères qui abandonnaient, jamais les pères- ça ne promettait rien de bon. D'autant que j'avais le tort d'aimer la langue que je découvrais à l'école et de l'employer. Pour qui me prenais-je donc ? À l'époque, dans les campagnes, les anciens de l'assistance étaient valets de ferme ou bonnes à tout faire. Ça avait toujours été comme ça, fallait surtout pas que ça change. Je devais rester à ma place.
Dans le même registre, je conseille vivement La Vie d'un simple (Mémoires d'un Métayer) d'Émile Guillaumin (1922). Et, bien sûr, n'oubliez pas Léo Ferré qui interpréta si magnifiquement L'étranger : "- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"

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