Matthieu Lorin est un poète qui compte ses pas. Comme nous ne le supposons pas équipé d'un podomètre, nous imaginons un comptage qui va l'amble avec les mots, puis s'en écarte au hasard des émotions saisies, puis y revient, marchant son chemin ou le courbant. Dans les mouvements qui dérangent les lignes.
Dès le premier vers de cartøgraphie d'une rancune, l'auteur annonce la couleur : "J'habite des cernes lourds comme un gibier mort." Les cernes du bois coupé et ceux du visage défiguré par "les angoisses" pourraient composer/décomposer une charogne sans infamie. Le marcheur claudique un peu dans les rues de Marne-la-Poisse. Il suit une femme qui "parle à ses entrailles, à ses fantômes". Il aperçoit au loin la cathédrale, "fière comme une écharde". Il observe le "visage sans os ni mort" de son reflet dans une vitrine. Puis, après avoir visité les hauts parapets de la ville, s'en va longer le fleuve. Est-ce ainsi que les souvenirs n'en finissent pas "de se chamailler comme des pies" ?
Bien difficile de leur donner une forme, aux souvenirs, si la cité elle-même, n'en ayant pas, est dénuée de vestiges ! Peut-être ne sont-ils que des [carcasses]. Avec leurs "mots sous les décombres". Peut-être que dans "le replié" de la mémoire familiale, il y a "un ongle incarné" parmi les restes. Et pourtant, même s'il dit qu'il n'est "qu'une charpente pourrie", Matthieu Lorin tient l'affliction à distance. Son adresse aux lecteurs est presque légère, presque au bord du détachement, comme une conversation ordinaire. "Vous revoilà ? Je ne dis pas cela pour vous, notez bien." "Estimez-vous heureux, nos pas n'auront pas cette odeur de déroute." Le gibier mort n'empeste pas, les carcasses non plus, y compris celle "du compromis". Et le ton est parfois celui de l'ironie : "Restez, je vous demande une deuxième chance, un retour à la case départ. Cela doit être possible, on rappelle bien les produits infestés par la salmonelle."
Mais quel est donc ce compromis ? Comment s'exprime-t-il dans le va-et-vient du "je" et du "nous", du plus proche au plus lointain ? "Ainsi, nous nous sauverons de bien des désastres. Je crois que nous ressemblons à ces cheminées que rien ne pourra faire écrouler..." À la condition de se déprendre, au moins partiellement, du ressentiment qui mène à "une rancune". Quitte à s'arranger de quelque mensonge malgré ses "os fragiles". De toute façon, cette rancune "ne stoppe jamais ses pions à la crevasse du tympan". Le compromis de Matthieu Lorin se présente comme un jeu, d'échecs ou de dés. Le poète n'est pas un grand maître comme Bobby Fischer et sa main tremble trop pour abolir le hasard. Il est bien obligé de composer avec la décomposition, dans le faire et le défaire, du lit aux mots. Il lui faudrait "une grammaire nouvelle", dont la carcasse résisterait, mais rien n'est plus difficile. Quel ciment pour [remonter les verbes ] ? Comment les dépouiller des malentendus qui ourdissent la colère ? La réponse se trouve qui sait au bout des 8815 pas que le poète a enchaînés : "Je veux des volets aussi épais que les épaules de mon père." Au lecteur de s'emparer ou non de cet avant-dernier vers à forte teneur psychanalytique. De toute manière, il n'y a plus rien à savoir. Clap de fin ! Peut-être.
Extraits :
Les pierres, les tuiles ou le ciel, tout revient au même : la dent de lait restera à jamais la plus blanche.
Mais dites-moi, où sont passées mes paroles qui avaient le goût de l'incendie ? (3465 pas)
*
Il me faut songer à rentrer, traverser la ville comme on traverse une existence, un visage ou une route :
en évitant les mensonges et les sourires en fer blanc. (4884 pas)
*
Qu'à cela ne tienne, restez encore un peu : la colère se pend à mon cou comme une fille ce soir.
Je vois mon avenir réduit à un mégot qu'on viendra ramasser avec une pince : il n'est pas question de me baisser pour aussi peu de chose. (5845 pas)
Lecteur, ô lecteur, même si tu ne marches que dans ta tête, tout en langueur ou tout en fièvre, arpenter la cartøgraphie de Matthieu Lorin t'éloignera de tes rancunes. Elle est un soin. Le livre est publié aux éditions de La Crypte. Il coûte 15 €.
N.B : Du même auteur, Un corps qu'on dépeuple, (Exopotamie, 2023) et L'éboulement du temps (Aux cailloux des chemins, 2024), sont également chroniqués sur ce blog.

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