mardi 15 mai 2018

Jakuta Alikavazovic, L'avancée de la nuit

Résultat de recherche d'images pour "l'avancée de la nuit"L'avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic est un roman qui peut se lire comme un roman. A moins que ce soit un livre de philosophie, ou d'anthropologie, qu'on lirait tantôt comme un livre de philosophie tantôt comme un livre d'anthropologie.
Mais venons-en à l'histoire car il y en a une. Entre le vrai et le faux, Paul et Amélia Dehr tentent de s'aimer pour de bon dans la chambre 313 de l'hôtel Elisse où Paul exerce l'humble fonction de veilleur de nuit. Amélia, fille du propriétaire de la chaîne hôtelière du même nom, n'a à veiller, si elle le peut, que ce qui la hante et qu'elle hante en retour.
Sa mère notamment, voyageuse et auteur de "poésie documentaire" dont le rôle fut énigmatique pendant la guerre des Balkans en 1990 et après. Cette mère manquée mais comment se construit exactement une mère manquée ?
Et il y a l'amie Anton Albers, intellectuelle de réputation internationale qui donne des cours dont l'essentiel se trouve dans les digressions autour de la philosophie de la ville :
- La peur dans la ville
- La nuit dans la ville
- les architectures souterraines dans la ville...
et l'art aussi, ou encore l'expulsion de la ville comme expression du chaos, sans compter le redoutable cheval de Troie que serait l'amour que nous portons à nos enfants.
Beaucoup moins bavard qu'Anton, il y a aussi le père de Paul. Un voyage dans les îles essaiera de les rassembler. Mais c'est avec Louise , ah ! Louise ! que ce taiseux replié se dépliera. Autour des oiseaux mais pas seulement.
Et il y a, il y a , ou il n'y a pas, mais il pourrait y avoir ! Là est la force de la littérature, dans le silence assourdissant des possibles.
Autant le dire sans barguigner, L'avancée de la nuit est probablement un chef d'oeuvre. Et autant l'avouer en suivant, il est bien difficile de savoir pourquoi. Amélia Dehr n'est pas sans point commun avec la Lol V. Stein de Marguerite Duras. Comment s'appartient-elle dans la confusion des espaces et la confusion des sentiments ? Qu'y a-t-il d'absence dans sa présence et inversement ? La mise en danger du récit par le jeu subtil des flous et des incertitudes, surtout dans la première partie les nuits d'hôtel, confère au livre tout entier une puissance peu commune. La nuit avance. Elle avance jusque dans le regard des aigles qui capturent les drones dans le désert. Jusque dans le sable qui, lui, recule. Et.

Extraits :

"... la peur étend la ville. La redouble. La ville naît contre la peur mais la peur s'infiltre, et la ville devient le lieu de ce qu'elle devait tenir à distance, tenir à l'écart des murs. Il n'y aura pas de peur dans la ville de demain, répliquait Paul, la peur est à éradiquer, comme on a éradiqué le noir. L'obscurité n'existe plus depuis le 19ème siècle. Amélia dit : la peur s'adapte. Elle prononça cette phrase une fois, distinctement, mais ne la redit jamais plus ; soit qu'elle refusait, par fierté, de se répéter ; soit qu'elle n'était pas aussi sûre d'elle qu'elle le prétendait. Souvent, comprendrait Paul, Amélia avait, en dépit de sa véhémence, le voeu secret d'être détrompée. Souvent Amélia regrettait d'avoir raison."

" Un cheval de Troie. L'amour pour nos enfants est la façon dont un monde indéfendable paraît défendable et est, pour finir, défendu. Accueilli. Les mensonges. La surveillance globale. La militarisation insidieuse. Qui ne voudrait pas savoir ses enfants en sécurité ? Qui n'accepterait de payer le prix fort pour cela ? C'est par amour que nous équipons nos villes, nos rues et nos maisons. Mais c'est le mal qui s'infiltre... Nous vivons dans un monde qui a entièrement cédé à la brutalité et à l'injustice. Chacun pour soi. Chacun pour soi et ses propres enfants. Son propre petit matériel génétique. Et pendant ce temps, le principe directeur du monde est devenu l'expulsion. Des familles à la rue. Des villes rasées, des pays entiers contraints de prendre la route. Je regarde autour de moi et ce que je vois, c'est l'irruption de l'irréel dans le réel. Le fantastique est devenu la condition de nos existences, martela Albers, obstinée, et tout ce que Paul vit, ce fut une vieille femme, butée sous sa frange blanche."

L'avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic est publié aux éditions de l'Olivier (19 €).

image franceculture.fr

jeudi 10 mai 2018

L'abjection, c'est simple comme un coup de fil ?

Résultat de recherche d'images pour "migrants"Au début des années mille neuf cent quatre-vingt, ma compagne et moi fréquentions un couple de notre âge. Elle était étudiante en droit. Il était étudiant en psychosociologie. Tous deux avaient leurs entrées au parti socialiste. 
Ma compagne et moi étions déjà instituteurs en zone d'éducation prioritaire. Nous rêvions plutôt du drapeau noir chanté par Léo Ferré mais aucun problème d'appartenance ne s'opposait encore à nos échanges. 
Le plaisir des mots et du vin, des pétards aussi, nous réunissait sur la même comète dont nous tirions les plans les plus fantaisistes. Ce couple, déjà aguerri aux subtilités des sciences humaines, aimait nos enthousiasmes littéraires et notre engagement auprès des plus démunis à l'école.
C'était l'époque dite de la nouvelle pauvreté, sous le premier septennat de François Mitterrand. Le vent du libéralisme commençait à souffler sur l'énarchie. Ma compagne et moi émettions déjà des critiques, de plus en plus acerbes. Le couple ami défendait au contraire la politique du gouvernement, de plus en plus fermement. Les menus plaisirs autour des mots et du vin, des pétards aussi, ont fini par s'espacer. Puis nous avons cessé de nous voir. La vie, n'est-ce pas, éloigne aussi vite qu'elle rassemble quand on a encore vingt ans.
Nous avons enfin compris, ma compagne et moi, que nous n'étions pas exactement du même monde, du même chemin. Notre comète en partage, si séduisante avec sa chevelure électrique, n'était qu'une illusion dont nous gardons cependant de bons souvenirs.

Naguère, dans une soirée, un ami me rapporte un fait, presque à voix basse. Trente ans se sont écoulés. L'étudiante en droit, devenue juge d'instruction, occupe désormais des fonctions plus élevées dans la magistrature. Le visage inquiet des migrations stigmatise les figures de la pauvreté qui n'est plus nouvelle depuis longtemps. 
Des migrants, justement, il y en a jour et nuit devant le domicile du couple. C'est dérangeant. C'est dérangeant pour la libre circulation des personnes et des biens. C'est dérangeant pour le regard, et même, parfois, pour l'odorat.
La solution est simple pour ne pas être dérangé : passer un coup de fil. On sait à qui s'adresser. On a les relations qu'il faut pour le savoir. On hésite un peu. On ne fait pas partie des méchants. Puis. On rapetasse une raison qui s'accommode de toutes les raisons. On compose le numéro le plus indiqué. Et le problème est réglé. En douceur bien sûr. On a demandé cela, en douceur. On n'est pas des méchants.

Il ne se passe pas de semaine sans que ce fait me revienne en mémoire. Il exprime les menues bassesses favorisées par la notabilité. On peut sans outrance le qualifier d'abject. Mais une question, venue après le temps de l'indignation, me taraude. Serais-je capable d'une mauvaise action semblable si ma situation sociale le permettait ?
Les forces et les faiblesses qui constituent une morale humaine ne sont jamais prévisibles à coup sûr en toute circonstance. De la conduite héroïque à la conduite abjecte et inversement, il y a tant de mouvements traversiers insaisissables sur le moment, que la réflexion n'atteint pas, que la langue ne saura jamais susciter. Une seconde parfois suffit pour faire le bien. La seconde suivante le défera et ce sera le mal, dans l'empêchement obscur de l'être tenaillé. Rien n'est simple comme un coup de fil. Truisme à méditer et méditer encore en état d'éclaircie ! Mais dans quel miroir ?

image express.fr (camp de migrants Porte de la Chapelle à Paris en juin 2017)

dimanche 6 mai 2018

Paysages (re) revus dans Bordeaux et ailleurs


tram B

Résultat de recherche d'images pour "tram b bordeaux"Le matin à sept heures, le paysage n'a pas fini sa nuit. Les rails du tram ont des lueurs encore sourdes. Les pavés s'affaisseraient sans qu'on s'en étonne. Les panneaux digitaux affichent des messages contradictoires. Seule une voix de femme enregistrée conserve sa fraîcheur en distillant ses recommandations aux voyageurs. Validation des tickets et tarif des amendes. Interdiction des vélos en période d'affluence. Incitation à céder sa place quand un handicapé monte à bord. Je fais les cent pas sur le quai de la station New York. Je jette un œil à l'intérieur du bar-tabac. L'éclairage est vif. Une chaîne d'infos matraque ses litanies. J'éloigne mon attente. Une habituée de la ligne B arrive en courant. Son visage ne s'est pas encore complètement déplié. Elle aura mal dormi. Se sera disputée avec son compagnon ou son fils. Pour des petits riens qui passent mal au rasoir du quotidien. Il me plaît d'imaginer qu'elle travaille dans une boulangerie du centre-ville. Une odeur de croissant chaud monte à mes narines.

quai de Bacalan

L'eau des bassins à flot a pris la vieille rouille des vieilles coques encore là, sur le flanc. Grosse d'une colère qui claque contre la pierre. Je retrouve sa teinte profonde sur les murs des hangars. Je ne fais rien en moi de cette constatation. Je glisse avec le paysage, c'est tout. Dans sa torpeur. Un geste lent mais précis pourrait la dessiner, couleur de châtaigne pâle avec des bandes grises. Je pense à Nicolas de Staël, à l'émotion pure qu'il déposait sur la toile. A la lisière de l'effacement. Je ne vois pas le glaçon de l'hôtel Seeko'o. Je ne vois pas les Quinconces. Ni le Grand Théâtre. Mon corps devient aussi liquide que la Garonne. Elle m'entraînerait dans son tumulte sans que je m'en aperçoive. Je suis un fantôme.

rue Vital-Carles

Résultat de recherche d'images pour "mollat bordeaux"La rue Vital-Carles, c'est Mollat. Plus qu'une librairie. Un rituel. Retrouver d'abord les livres d'art. Invariablement, le nom à consonance russe d'un historien me fait penser à une jeune dame brune que j'aimai trop et qui ne m'aima pas assez. Je lis d'autres noms, connus ou moins connus. Je touche une couverture ici ou là. J'ouvre quelques pages. Puis je m'engage dans le labyrinthe. Un clin d'œil aux dictionnaires de langues. Et cette idée qui me traverse depuis toujours. Je n'ai pas de langue maternelle. Passons ! Le rayon poésie maintenant. Comme un seuil avant la librairie historique et son vieux bois. Quelques voix me retiennent. Guy Goffette, enfant blessé à vie, danseur triste dans sa joie. Anise Koltz, qui n'aime pas non plus l'idée de la mère. Et Jaccottet, Dupin, ces arpenteurs des sillons improbables. Thierry Metz suicidé dans sa mansarde à Saint-Michel. Passons encore. La forêt vierge des romans me fait signe. Mes Japonais étranges et fragiles. Ceux qui m'ouvrent encore aujourd'hui le chemin de la littérature. Sans lesquels rien ne tiendrait en moi. Tous les autres enfin et c'est le grand vacarme. Fuir.

tram B

Je lis ce que personne ne lit jamais. J'y mets de l'application. Appel d'urgence. Arrêt d'urgence. Soixante-dix places assises. Deux cent trente debout. Places réservées aux femmes enceintes, aux personnes à mobilité réduite. Je souris. Cette expression-là, tout de même... Après le Grand Théâtre, je vois une longue file d'attente. Il n'est pas midi. Il y a des pardessus de laine épaisse, adornés parfois d'une écharpe griffée. Il y a des coiffures bien saisies par la résille et la laque. Des familles entières avec des enfants sages. Qui attendent. Sans impatience visible. Voilà un art qui n'est pas donné à tout le monde. Attendre comme ça, pour manger une entrecôte que l'on dit la meilleure du pays.

rue Rodrigues-Péreire

A l'écart du tram, après la place Saint-Seurin. Pour éprouver de la fatigue dans la marche. J'imagine, côté jardin, la profondeur des maisons. Là, peut-être, une terrasse coiffée d'indienne à rayures bleues, avec des lampes anti-moustiques pour les soirs d'été. Quelques chaises longues destinées au repos ou à l'ennui. Mon pas se fait plus nonchalant. Je m'enfonce davantage dans la rue. Les maisons sont moins hautes, la pierre moins noble. Mon imagination se met à leur mesure. Les jardins, ici, ne prédisposent pas à l'ennui. On verra, sous un abri ouvert, des outils et des pots de peinture, quelques vieux jouets répudiés. Plus loin encore, je tombe en arrêt devant un mur couvert de glycine, dressé comme un décor. Image d'une peinture trop bien léchée. Report des ombres trop décalqué. Ne reste plus qu'à inventer un cadre de faux bois dans une salle de séjour, parmi les dentelles de grand-mère et les photos d'un voyage au bord de la mer, à Royan.

tram B

Les rames du tram portent chacune le nom d'une ville étrangère. Alcalá de Henares. Saint-Pétersbourg. Des villes qui sont des personnages. Un vieux chevalier efflanqué ici, sur sa carne, un étudiant fiévreux là, avec une hache cachée sous son manteau. Le voyage commence sur le quai, à la lecture de ces noms de ville. A Saint-Pétersbourg comme à Bordeaux. Un Russe prend le tram de sept heures. Il reconnaît une habituée qui travaille peut-être dans une boulangerie. Et ses pas deviennent ceux d'un autre homme, espagnol, avec le regard froissé tout pareil par la nuit qui tarde à finir. J'ai l'impression d'être multiple en montant dans la rame.  Je regarde mon sac qui contient des toiles à peindre. Il est improbable que l'homme russe et l'homme espagnol se déplacent en même temps que moi avec des toiles à peindre. Mon identité retrouve son identité. Je peux fermer les yeux.

rue Achard

Résultat de recherche d'images pour "197 rue achard bordeaux"Les Vivres de l'Art. L'atelier du sculpteur Jean-François Buisson. L'artiste assemble là toutes formes de vieux fers, en ravale ou non la rouille, opère au chalumeau quelques découpes au point de croix. Des troncs rescapés d'anciennes tempêtes portent des corsets ajustés à leurs blessures. Maillage serré de rivets, de plaques, d'étais. Je pense au rafistolage des poupées maltraitées par des générations de filles rancunières. Pour qu'une vie nouvelle commence tout en gardant la mémoire des outrages.

place saint-Christoly

J'imagine l'existence d'une place saint-Christoly à Alcalá de Henares. Avec des platanes dont les racines soulèvent les pavés et un théâtre en encoignure. On n'a pas transformé la régie municipale du gaz en hôtel de luxe. On a gardé les bancs pour le répit des fatigues ordinaires. Une vraie place avec de vraies gens. Qui s'arrêtent et se parlent du temps comme il ne va pas. Mais l'image a des tremblés sur ma rétine. Les points des lignes se dispersent. Les voix s'effacent. Je ne peux rien rassembler de mon désir d'Espagne. Je perds toute volonté de créer un nouveau paysage. Qui saurait me regarder. Un autre jour peut-être, à la faveur d'une lumière moins sale, je jucherai des nids de cigognes sur les arbres d'ici. Je dessinerai à l'entour des arcades peuplées de rires et de cris. On y sentira la saumure de l'olive, le fumet du jabugo, les vapeurs des vins rugueux qui font tinter les paroles. La vie aura un corps sans plastron. Je la prendrai dans mes bras.

tram B

Un mur après la boucle des écluses du bassin à flot. Ces mots tracés à la peinture noire. Future is a joke. J'observe ce qui reste de l'usine Lesieur derrière le mur. Métal rouillé. Parpaings lépreux. Gangrène des ronciers drogués aux hydrocarbures. Un roman de François Bon, là, sous mes yeux. Je pense aux voyageurs autour de moi. Que se disent-ils en lisant ces quatre mots, Future is a joke ? Que vont s'imaginer les plus âgés, dont la vie désormais loge dans un petit paquet de souvenirs ? Un cocorico métallique à l'intérieur d'un téléphone me fait sourire. Où est la plaisanterie ? Dans quel temps ? Le tram m'emporte avec ces questions lentes. Je ne cherche pas à surprendre un reflet sur la Garonne entre les hangars. Je médite sur ce que les questions endorment au fond de moi. Puis la flèche de l'église Saint-Michel apparaît dans mon champ de vision. Dans deux ou trois siècles, à l'occasion d'une remise à nu de la charpente, un ouvrier, stupéfait, lira sur un linteau : le futur est une plaisanterie. Mon corps a soudain la densité de la pierre. J'ai mille ans.

rue Vital-Carles

Sept heures et demie du soir après un verre bu place Gambetta. J'ai froid en attendant le tram en face de chez Mollat. Les employés donnent des tours de clé aux rideaux de fer. Une image grand format de Bourdieu me contemple. Bienveillante. Un dialogue pourrait se nouer entre elle et moi. Nous inviterions Albert Camus, Paul Veyne et Michel Serres à y participer. Ces personnes-là, oui, qui ont connu la blessure du mépris et à qui je rends grâce. Mais nous parlerons plus tard. Le tram arrive. Je ne vois pas la cathédrale derrière lui. Le froid, qui sait, contribue à cette dissociation dans le paysage. Je trouve une place près de deux jeunes femmes qui causent de leur travail dans la restauration rapide. Le mot "rotation" revient souvent. Je mets du temps à comprendre qu'il concerne les denrées périssables. Exemple à l'appui avec un pâté moisi alors que la date était encore bonne. C'est pour ça que la rotation demande une vigilance de chaque instant. Il s'agit d'éviter à la clientèle des conséquences fâcheuses. Je suis soulagé quand les jeunes filles s'en vont. J'accueille un peu de silence dans mon esprit. Jusqu'à quel point suis-je capable de bienveillance ?

rue Rodrigues-Péreire

Redire que le paysage est une volonté. Une volonté et un travail d'agencement. Dans cette rue en son bas bout, un regard aiguisé impose la tentation de l'inventaire. Morceaux d'objets en bois ou en métal découverts sur la chaussée, variétés d'ivraies au pied des murs, listes de courses griffonnées sur des post-it, prospectus d'artisans et de prestataires de services à la personne, tickets de caisse.  Bien d'autres choses. L'imagination ouvre ici plus qu'ailleurs ses travers. L'un de ces papiers perdus est une carte de visite. Avec un nom féminin comme dans un roman. Une femme jeune, jolie, intelligente. Avec des yeux verts teintés de gris. Qui subjuguent la raison. On obtiendra un rendez-vous et on lira l'avenir dans le champagne rose. Sur une mélancolie douce de Miles Davis ou Chet Baker. Mais c'est un klaxon qui fait sonner sa musique. On ne rêvasse pas au milieu de la rue. Le paysage est un visage. Rageur.

tram B

A Saint-Pétersbourg, le tram est un parallélépipède rouge et blanc. On pourrait en faire un serre-livres et il serait du voyage avec les mots. Je regarde une vidéo en street view sur mon ordinateur. La rue, immensément large, est presque déserte. Un promeneur isolé porte des lunettes noires. C'est l'été. Un couple pousse un landau. Où sommes-nous vraiment ? Quelle est la destination du tram ? Si j'ignore les enseignes en cyrillique, je peux m'imaginer dans la rue Achard. Mêmes immeubles des années trente. Mêmes portes d'entrée à repeindre. Mêmes ombres rachitiques dans les embrasures. Une image superposée à son double et son récit à blanc de l'invisible universel. Il faut travailler et travailler encore la matière du paysage. Chercher son envers singulier. L'apprivoiser dans une durée à construire. Le surgissement d'un bus stoppe mes vagabondages. Un homme court sur un trottoir puis revient sur ses pas. S'éponge le front d'un revers de main. Il attendra sous le soleil, dans la rue vide. J'agrandis son visage. Il a des cheveux gris au niveau des tempes, des rides autour de son nez. J'éteins brusquement l'ordinateur. Je n'aime pas ce visage qui nargue mon visage.

quai de Bacalan

Depuis le toit de Cap Sciences, on se bouscule au ballet des géants des mers. Nautica. Silver Cloud. Seven Seas Voyager. Aller voir les bateaux, c'est revisiter la démesure de l'enfance. Compter les ponts. Deviner le nombre des galeries et des cabines. Inventer des vertiges au long cours. Je ne suis pas friand de ce spectacle. Je ne saisis ni les couleurs ni les mouvements des océans. Les mots me manquent pour les dire. Mes enfances ont grandi près d'une rivière. Une barque amarrée à un piquet était mon horizon et le ciel tenait dans un mouchoir. Juste ce qu'il faut pour s'effacer avec la brume sur les berges mouillées.

place Saint-Christoly

Résultat de recherche d'images pour "place saint christoly 33000 bordeaux"Une vieille femme, pieds nus, yeux fermés, traverse la terrasse d'un bistrot. Elle chante une mélodie aux accents d'Andalousie. Sa voix demande une pièce. Une voix qui dit sa faim en chantant. Ayúdame, una moneda para comer. Comme les autres buveurs je plonge les yeux dans mon verre. Je n'ai pas honte. Seulement quelque chose qui me gratte un peu partout. Ayúdame por favor. Tengo hambre. Les pigeons sur le parvis de l'Athénée sont soudain plus légers que l'air. Un minibus électrique tourne vers la rue de Jabrun. Un skate malmené par un adolescent claque sur le trottoir devant le bar. Des pigeons, un minibus et un skate pour gommer le spectre de la vieille femme. Mais encore ma peau qui gratte. Je ne commande pas un nouveau verre. Je descends jusqu'à la place Pey-Berland. Je regarde Le Café Français. Sa verrière qui luit. Ses nappes de coutil dont la blancheur étincelle. J'ai faim.

tram B

Le téléphone portable dans le tram. Une dame appelle ses enfants qui ont un problème de chaudière. Elle pose des questions. Est-ce que l'arrivée du gaz est bien ouverte ? Est-ce que vous avez appuyé assez longtemps sur le bouton d'allumage ? C'est important. Il faut appuyer assez longtemps sur le bouton. Vous comprenez. Si vous n'appuyez pas assez longtemps, ça ne marche pas. Je me retiens de rire. Je me trémousse sur mon siège. La dame raccroche, soupire, hoche la tête. Rappelle. Les questions recommencent. Le bouton d'allumage. C'est important. D'autant que Louise est malade. Vous la couvez trop, j'en suis sûre. La pauvre petite. Le médecin n'est pas encore passé ? Jamais là quand on a besoin, c'est pénible ! Ah ! Bon. D'accord. Je vous embrasse. La dame range l'appareil dans son sac. Pince les lèvres. Derrière elle, un quidam enrhumé renifle. Puis renifle encore. Et la dame, comme si elle causait toujours au téléphone : Il peut pas prendre un mouchoir ?

rue Achard

Je suis passé des centaines de fois devant cette fenêtre sans jamais la remarquer. Suis-je aujourd'hui plus disponible au paysage qu'on voit sans voir ?  La fenêtre aurait-elle changé d'aspect ? Je ferme les yeux. Je cerne les contours encore flous d'un immeuble promis à la démolition. De longues estafilades apparaissent lentement sur la façade. Des agglos mal jointoyés condamnent depuis longtemps les ouvertures du rez-de-chaussée. Une verrue dans la ville, oubliée comme un corps malade. Mais la fenêtre est intacte. Trop visible pour être regardée. J'imagine une chambre vide avec une chaise dans un coin. Un poster à peine jauni sur la tapisserie. Lagon caribéen. Tête échevelée d'un skieur nautique. Je devine une grande solitude. Le soleil est trop lourd sur les vagues trop bleues. J'ouvre les yeux et j'ai soudain du plomb dans les jambes. Quelle serait ma place dans cette chambre ? Quels mots trouverais-je à dire au skieur trop fringant ? Je regarde ailleurs. Trois jeunes filles qui viennent de faire les soldes rient aux éclats. J'aime croire qu'elles n'ont aucune prescience de la solitude. Que leurs paroles seront toujours des papillons.

tram B

Je découvre soudain Saint-Pétersbourg à l'angle du musée d'Aquitaine et du cours Victor-Hugo. Un homme mange debout une salade en barquette. Il est aussi grand que sa barbe est longue. Son manteau noir à boutons argentés recouvre quasiment ses pieds. Il porte un collier de perles grosses comme des agates et une croix latine de trente centimètres. Je pense à Dostoïevski, à ce qu'il disait de sa ville. " La plus fantasmagorique des cités, la plus fictive, la plus abstraite". Je transforme le cours Victor-Hugo en avenue de l'Ascension, le Pont de pierre en pont Kalinkine. Avec un peu de neige le décor serait parfait. Pour un film en costumes. Une princesse russe conduit une télègue à toute vitesse. Elle a le visage blanc des amoureuses trahies. Rien n'arrêtera son désir de vengeance. La caméra s'attarde sur l'attelage. La cambrure du cheval. L'écume au mors. Des étincelles à la jointure des essieux. Le vacarme qui déchire l'air et fait voler la neige. Puis zoom sur l'individu au manteau noir. Le visage blanc de la princesse et le manteau noir de l'individu. La symbolique est trop usée, n'exprimera rien. L'arrivée du tram corrige mon scénario. La princesse n'est pas russe. Elle est espagnole. La voilà déjà cours de l'Argonne. Vite. Plus vite. Place Alcalá de Henares à Talence, un rodomont de province parle avec ses amis. Il ne sait pas qu'il va mourir. Vite. Plus vite. Mais le tram freine violemment. Changement de film. Plan rapproché d'une femme effrayée. Sa poitrine se soulève comme un soufflet. Une odeur de croissant chaud monte à mes narines. La princesse est vendeuse dans une chocolaterie. La mort aurait pu la prendre. Mes jambes sont lourdes sur le chemin du retour. Mes pensées ne tiennent plus ensemble. L'établi même du paysage n'est pas un lieu sûr.

                                                                                                                     (2011) (2017)

 





No hay camino sin el cansancio


Résultat de recherche d'images pour "renaud allirand"Cet ensemble écrit en 2013 dans une langue qui m'appartient par éclaircies plus encore que le français plaît beaucoup à Elaine Vilar Madruga, jeune poète cubaine que j'aime traduire pour Recours au poème. Le recueil entier s'intitule Poemas pobres y algo màs. J'ignore en quoi réside exactement ce quelque chose de plus. Et c'est peut-être cette ignorance qui permet à la poésie d'être.


No hay camino sin el cansancio
Que sale de mis huesos
Escucho los rumores de mi cuerpo
Tropiezo en la lengua
Como si fuera una piedra
O un pájaro muerto
Y el camino va siguiendo la escritura
Sin saber nada de lo que late

*

No soy poeta de palabras preciosas
Como alfombra o madreselva
No soy poeta del horizonte
Mirando la humanidad que yace
En su pozo cerrado
Soy poeta si lo soy
Del asco y de lo sucio
En la lengua como en el cuerpo

*

Mi lengua no sale del corazón
Tampoco de las entran᷉as
Sino de un cuerpo que no ha nacido

*

Salí muerto de mí madre
Un pedazo de carne
Encerrado en una sangre pálida
Ni cuerpo ni lengua
Ni piel dibujando un rostro
Sólo el camino que inventé
Me hizo nacer

*

Cansar el cansancio
Que borra los pasos
Como borra los versos
Quedar vivo a lo largo del día
Haciendo un surco invisible
Con el andar

*

No hay lugar seguro en mi idioma
Cosas y palabras se juntan mal
Hacen nudos en el poema
Y roturas en su soplo
Pero no existirían sin ese mal

*

Me acuerdo que el cielo tocaba la tierra
Como una hoja sobre otra hoja
Y que mi camino se borraba
Me acuerdo que había en los árboles
Un silencio que me asustaba
Y no podía escaparme
Ni siquiera en el canto de los pájaros

gouache de Renaud Allirand, galerie Michelle Champetier. J'aime beaucoup cet artiste qui travaille avec les éditions La tête à l'envers notamment.













jeudi 3 mai 2018

La vie s'accorde à la lenteur du sang


Résultat de recherche d'images pour "soulages"La vie s'accorde à la lenteur du sang, aux murmures des instants égrenés.
D'autres enfants passent de mystère en mystère. J'ouvre mes bras qui étreignent du vide. La lumière est basse encore et patine les flaques de ramures froissées. Je marche avec le silence derrière les fenêtres. Je ne regarde pas les oiseaux qui m'en détourneraient. J'ignore le grésil de mon corps. La marche a fondu mes gestes et mes mots dans la stupeur du matin blanc.
La fatigue même a perdu mon visage.

La rumeur de la berge s'accorde au silence des ornières. Le sommeil des bêtes grince dans l'étable. La mouche en a fini de l’agonie sous la solive. Une ombre gribouille sur la lune, berce l'enfant qui cherche à grandir. Demain aura-t-il seulement lieu, si la nuit lui refuse sa porte ? La solitude est plus lente sous la lumière à pic. On s'éloigne du monde qui penche, on ne veut pas sombrer dans ses rumeurs de peaux mortes. Mais le paysage est un étau pour les oiseaux. Les mots manquent pour le défaire.

Comment inventer des sortilèges avec une langue coupée ? 

Il faudrait retourner à la rivière des enfances, à la berceuse aux dents vertes, ses appels jetés à mon visage quand les rêves ne portaient plus mon corps. Il faudrait éprouver le vide lancé par-dessus les berges d'où montaient des vapeurs, chercher des signes à conjurer les spectres, inventer des mots venus d'une autre voix dressée comme un parapet pour m'ouvrir à l'oubli. « Cet arbre debout dans son squelette quelle voix ranime-t-il en nous sous la tuile obtuse qui bat ». Des ombres dressées contre la marche, leurs plaintes de bêtes saignées. Une frondaison s'ouvre à mon chemin avec ses souvenirs de poix blanche. Les peupliers tremblaient depuis l'aurore, entendaient déjà le pas lourd de la hache, les cris à l'écho rabattu.

image pierre soulages christies.com