Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

dimanche 4 mai 2025

Le bras long du seringat

Une banalité réjouissante à rappeler : la nature nous surprend toujours dès lors qu'on exerce la patience du regard. Et nous savons si peu encore, de ce qui l'anime. Assoupi sur le canapé japonais de la véranda, j'aperçois dans les hauteurs du laurier du voisin des fleurs intruses. Je réveille mes yeux et je questionne le feuillage délicatement ciré sous le soleil naissant. Serait-ce un reflet qui m'abuse ? Est-ce que le laurier, jaloux du cerisier dans le jardin mitoyen, a décidé de s'affranchir des lois naturelles ? 

Je me lève. Je m'approche. Je m'écarquille. Pas de doute ! Ces fleurs appartiennent à notre seringat dont la taille n'excède pas deux mètres. Je m'approche encore. J'écarte des ramures et je découvre une branche fine qui a poussé ses ardeurs jusqu'à quatre mètres.


Les feuilles du seringat finement dentelées ne pouvant être confondues avec celles, vernissées, du laurier, je ne peux absolument pas me tromper. Et mes conjectures s'emballent. Comment cette branche s'est-elle lancée si loin dans une trouée sans cesse faite et défaite par le mouvement des saisons ? Pourquoi a-t-elle été la seule à le faire ? Combien de temps cela a-t-il duré ? Enfin, et ce n'est pas le moindre, ni ma compagne ni moi-même n'avons rien remarqué...

De là à prêter au seringat une volonté et donc une conscience, l'imagination en trépigne. Ne dit-on pas qu'en forêt les végétaux communiquent entre eux, notamment via leurs réseaux racinaires ! L'arbuste, abusivement recouvert par les branchages du laurier, illégalement privé de son lot de lumière, a décidé de réagir. Lentement. À bas bruit. Et c'est ainsi qu'il a le bras long. L'an prochain, il décrochera la lune.

 

jeudi 1 mai 2025

Nadège Cheref, La chair équivoque


La chair équivoque
est le premier recueil publié de Nadège Cheref. Le titre d'emblée interpelle. Une telle épithète trouble la perception de la chair. Le lecteur pressent  qu'elle a plusieurs doubles-fonds, qu'elle trompe autant qu'elle est trompée, qu'elle ne fait pas corps avec la langue. Et son imaginaire est saisi dès le premier poème. "L'amour n'est que substance indécise, et je t'ai aimé, malheureuse, comme un chien galeux". Quand les amours sont chiennes, la peau n'est que pustules et bubons qui déchirent le cri.

De nombreux animaux, petits et grands, rampants ou volants, vont de guingois en cet ensemble : [un cheval estropié, un vol d'oiseaux éreintés, des papillons flétris, un lit de bestioles effarouchées,  des poissons flasques et mornes]. Comment résister à ce bestiaire où l'amour, implacable Janus, épouse les visages de la mort ? Que peut la chair du corps qui ne va pas l'amble avec celle des mots ? La blessure d'amour ravive les plaies des enfances et c'est la double peine. Tout est dépeuplé dans "les plaines arides". Les larmes "ont le goût de la poussière et du chaos". "J'imagine une vitre qui s'ouvre sur la brume oublieuse", écrit Nadège Cheref. Et voilà l'équivoque suprême dont découlent toutes les autres. Cette vitre est sans tain dans les neurones aux miroirs [dissimulés]. La mémoire opaque oublie mal. Quand "l'obscurité a des allures de danse nuptiale", la lumière bat de l'aile parmi les ombres qui ne sont pas toujours "radieuses". Le désir et le manque, en leurs éclats de verre, perdent le fil des géographies sentimentales. Est-ce ainsi que la "goutte du bonheur" devient "la goutte du condamné" à perpétuité ? Et l'auteure se représente en Sisyphe dans le mouvement détraqué des douceurs et des flétrissures. "La douleur d'être aimée" engendre bien des fatigues, à réconforter qui sait dans quelque rhétorique, où la parole, qu'elle murmure ou qu'elle crie, ne serait pas suffoquée.  

Et cependant, malgré les trahisons, malgré le sentiment "de ne pas être de ce monde", le métier de vivre appelle à la vie et à la liberté, sans "espoir aveugle" ni "ode à l'oubli". La volonté, si fragile et indécise pourtant, retient la chute au bord du naufrage. Le doute reflue dans la chair où suintent encore les sanglots. Et la poétesse, absolument "parmi les vivants", peut s'offrir "sans regret aux ardeurs du ciel qui [la] bercent. Comme l'enfant, peut-être, pas né encore à la jouissance. 

Extraits :

Ce monde au coït perdu,

où le désert ne chante plus, 

dessine des cercles autour de mes yeux.

Et dans la folie douce de l'automne,

les feuilles n'ont plus la même respiration.

Elles suffoquent.

Tu ne dis rien.

Peut-être me regardes-tu ?

Je ne te vois pas.

Juste des ombres courbées,

étourdies,

sous le regard de la lune assoupie,

qui séduisent et palpitent au rythme des grillons.

                    Sans jamais fléchir, ni mourir.

La liberté m'aspire.

*

La difficulté c'est toujours de saisir le moment

où l'on voudrait ne plus exister,

où l'on voudrait s'échapper

dans l'air qui troue le temps.

La musique est toujours la même,

on attend,

on suffoque,

on gémit,

on sent parfois le grésillement d'un orgasme liquéfié.

Et quand le jour se lève,

il a toujours la même odeur,

l'odeur du ventre de la terre.

Alors, on plie son angoisse

comme un linge humide,

dans un lit d'asphalte et de lumière,

juste pour s'étourdir, immobile,

dans l'innommable. 


La chair équivoque de Nadège Cheref, avec çà et là quelques saveurs de sucre d'orge, est publié aux éditions Tarmac. L'image de couverture est de Nicole Grin, les peintures intérieures de Jean-Claude Hérissant. L'ouvrage coûte 15 €.

vendredi 25 avril 2025

Extrême-droite, du ressentiment à la haine


Cela n'aura échappé à personne, les droites dures ou extrêmes, à hue et à dia entre libéralisme et illibéralisme, gagnent partout du terrain dans le monde. Elles sont probablement le produit d'un hiatus historique voire civilisationnel et expriment un désemparement majeur. En soi et hors soi. J'envisage de me pencher sur les débords de ce phénomène pathologique qui concerne tous les groupes d'appartenance et toutes les tranches d'âge en recourant à l'outil que je maîtrise le moins mal : la psychanalyse.

Avec cette ébauche de plan :

I - Du ressentiment...

a) Le déclassement des représentations

b) Dépossession de la puissance symbolique

c) L'altérité dangereuse 

II - ... À la haine

a) Le corps imaginaire

b) Un désir de pureté

c) La puissance symbolique retrouvée

 

N'ayant lu aucun des ouvrages spécifiques sur la question, je m'appuierai sur quelques grands livres de la littérature dystopique, mes petites connaissances en philosophie de l'histoire, en sociologie, en anthropologie  et les témoignages qui m'interpellent sur les réseaux sociaux. J'éviterai au mieux les pièges des dichotomies, ces oppositions paresseuses, et les biais de l'interprétation, en me déprenant autant que faire se peut de mes propres représentations. J'ignore si je conduirai ce chantier à son terme mais, en possession déjà du casque et des chaussures de sécurité, j'espère que mon entendement remis chaque jour sur l'établi de la réforme, ne basculera pas cul par-dessus tête. 

Image prise lors d'un atelier d'écriture au Poquelin théâtre avec le collectif de poésie Pour Le Moment.

 

 

 

mercredi 23 avril 2025

Brigitte Giraud, Le désespoir amoureux de la vie


Pendant de longs mois, Brigitte Giraud a arpenté les couloirs du service de médecine interne à l'hôpital Pellegrin. Elle y a rencontré des femmes anorexiques "corsetées dans leur souffrance, à ce qui survit d'elles-mêmes dans une apparente symphonie muette de leur être". Elle a aussi rencontré les soignants, infirmières et médecins. Tous les vendredis, avec l'accord des patientes, elle a assisté au groupe de parole conduit par le Pr Gérard Ostermann, psychothérapeute et analyste jungien. Lequel "accroche les mots comme d'autres la lumière, portant quelques loupiotes dans leur coin sombre. Il guide des pistes de réflexion élaborées par les patients et non pour les patients. La parole est une voyageuse".  Enfin, elle s'est maintes fois entretenue avec la cheffe du service, Claire Seriès, "engagée depuis longtemps dans ce combat entre la vie et la mort...des anorexiques adultes".

Trois raisons ont motivé l'écriture de cet essai : dénoncer la parole impertinente (le corps médical véhicule tant d'a priori sur l'anorexie), offrir aux patients et aux soignants un véritable espace d'expression, sonner l'alarme sur les réformes hospitalières. De fait, les chambres du service réservées aux anorexiques ont été supprimées au nom de la rentabilité économique par les technocrates de l'hôpital...

Soucieuse de la pensée transversale, Brigitte Giraud a établi de nombreuses passerelles avec la littérature. Ainsi défilent à la barre des témoins Kafka et sa "hache qui brise en nous la mer gelée", Pessoa dont [l'âme était triste jusqu'à son corps], Fritz Zorn victime de son "éducation à mort" ; la normopathie tue à bas bruit, Amélie Nothomb auteure de la Biographie de la faim, Henri Michaux l'enragé contre lui-même au point de cracher sur sa vie...

L'anorexie étant l'auto privation du désir dans toutes ses représentations, la psychanalyse apporte un éclairage nécessaire alors que dans le monde hospitalier le clivage corps/esprit  empêche le soin. Brigitte Giraud rappelle que Joseph Breuer, qui inspira tant le jeune Freud, fut pneumologue avant d'inventer la psychothérapie. De même, Gérard Ostermann exerça d'abord la cardiologie. Bien sûr, comment pourrait-on penser sans lui "l'être parlant",  Lacan s'invite dans le fracas des voix intérieures. Se retrancher de la faim est aussi un retranchement de l'amour "qu'on n'a pas et qu'on veut donner à quelqu'un qui n'en veut pas"...

 En écho, Brigitte Giraud cite Nietzsche évoquant l'amitié brisée, qui n'est pas qu'un versant pacifié de l'amour : " Des montagnes et des torrents impétueux, et tout ce qui sépare et rend étranger l'un à l'autre, se sont mis en travers, et quand même nous voudrions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus ! Mais lorsque tu songes maintenant à cette petite passerelle, la parole te manque, et tu n'es plus qu'étonnement et sanglots". Et l'auteure précise : "L'anorexie fait son travail de tri, aux dépens des personnes qui en souffrent. Elle a ce pouvoir terrible et désastreux d'épuiser les liens". Jusqu'à l'abandon. La relation avec les patientes, [trop fragiles avec leur corps de paille], devient nocive et insupportable... La maladie est une faute morale, une faiblesse coupable, une faute impardonnable.

Brigitte Giraud est une essayiste dont l'humilité favorise l'écoute de l'autre. Elle consacre de nombreuses pages aux paroles des femmes confrontées à cette expérience si particulière de la douleur, à la fois sécure et insécure. 

Mary : "Mon père me disait que je voulais les punir, mais il ne comprenait pas ce qui se passait en moi... Le fait [qu'il] soit pasteur représentait pour moi un idéal de perfection. Les gens pensent que les pasteurs font exactement ce qu'ils prêchent, mais ce n'est pas vrai... Il y a un formidable contraste : une partie de moi est anorexique et une autre adore manger et être à table."

Delphine : "Le sexe d'un homme de 50 ans entre difficilement dans la bouche d'une enfant de 7 ans. Je m'exécutais, sans rien dire, mais au fond de moi, je savais que ce n'était pas normal... Mes parents ne me croient pas ! Ma mère dit : ça arrive chez les autres, pas chez soi ! Mon père dit seulement : tu as fait un mauvais rêve !... Tout ce qui passe par ma bouche me rappelle l'horreur. Je perds 29 kilos en 3 mois."

Audrey : "Mon anorexie, elle est la conséquence du suicide de mon cousin... Je n'ai jamais eu envie de me tuer. C'est justement la rage de vivre, la rage d'exister, la rage de tout, quoi !  La rage de bouffer la vie ! Je suis en colère devant ce que j'ai vécu et de m'être rendue comme ça... La colère, c'est le chemin de la guérison... Avec ton livre, je pourrai dire que je suis fière de m'être sortie de cette maladie."

Annie Carrère et Amandine Gaboriau, infirmières, ont également confié leurs perceptions  de l'anorexie et leur attachement aux patientes. "C'est avec nous qu'elles ont un temps de parole régulier. Elles nous livrent certaines choses qu'elles ne vont pas forcément confier au psychologue... On a eu des personnes souvent qui arrivaient de réanimation, dans un état de maigreur extrême, ça nous angoisse, parce que parfois, oui, c'est à la limite... Tout en voulant les aider, on doit rester aussi en recul pour ne pas nous-mêmes nous mettre en danger."

Alors qu'en 2025, les troubles du comportement alimentaire font de plus en plus de victimes et que le libéralisme pille ce qui reste encore de l'hôpital public, l'essai de Brigitte Giraud émeut profondément le lecteur et le chroniqueur. L'anorexie, maladie de la solitude intrafamiliale et extra-familiale, sociale et sociétale, a encore de longs jours sans pain devant elle, en ce monde où, comme l'a dit le pape François, "Pour le capitalisme l'homme est un déchet !".

Le désespoir amoureux de la vie / L'anorexie un mystère galvaudé est, amoureusement, préfacé par Claire Seriès et Gérard Ostermann. Publié en 2009 par les éditions Le Bord de l'eau, il reste disponible en librairie et sur le site de l'éditeur. Il coûte 14 €.

Image de couverture : peinture de Brigitte Giraud

 

 

 

 

 

lundi 21 avril 2025

Mishima, Kiyoaki et l'amour (fou)-traque

 


J'achève la relecture de Neige de printemps et je suis de nouveau saisi par la puissance de Mishima. L'auteur ayant suscité tant d'essais, ma chronique se concentre seulement sur Kiyoaki, personnage principal du roman avec Satoko dont il est amoureux. 

Il me plaît de le situer entre deux signes opposés. Celui d'un chien mort suspendu en haut d'une cascade. Celui du visage de la princesse Kasuga qui laisse entrevoir un pli de sa bouche dans "l'odeur musquée de l'encens". La souillure du paysage, lequel est décrit dans ses moindres variations élémentaires, a plusieurs incarnations au fil (tranchant) de l'histoire. Le cadavre d'une taupe notamment, d'une blancheur terreuse qui laissait imaginer un fouissement acharné. En miroir trompeur, la joue de la princesse était "d'un blanc si lumineux tandis que du coin de l'œil finement dessiné jaillissait un sourire en noire étincelle de feu". Comme toujours chez Mishima, la pureté et la salissure, la lumière et l'ombre se livrent un combat sans merci. L'âme trébuche aussi quand le corps a un faux pas...

La présence du chien décomposé, ce mauvais augure, fait dire à Satoko "d'un ton précipité" : "Kiyo, que ferais-tu si tout à coup je n'allais plus être ici ?" Cette question, tel un boa constricteur, noue lentement le drame. Kiyoaki en a-t-il la prescience, lui qui trop souvent voit défiler son cercueil dans son esprit ? Son tempérament est si contrasté que toutes sortes de chimères l'empèsent. Il est tour à tour capricieux, velléitaire, ardent, mélancolique, fougueux, assoiffé d'absolu puis prostré en ses suints, éperdu d'amour puis incapable d'aimer. Cette litanie d'épithètes exprime ce que l'amour a en soi et hors soi d'infiniment chaotique. J'ai souvent pensé à Georges Bataille en relisant ce premier volume de La mer de la fertilité. Il écrivit cela dans Les larmes d'Éros : "Par la violence du dépassement, je saisis, dans le désordre de mes rires et de mes sanglots, dans l'excès des transports qui me brisent, la similitude de l'horreur et d'une volupté qui m'excède, de la douleur finale et d'une insupportable joie !"

Violence. Rires et sanglots. Horreur et volupté. Le désir écartelé entre conscient et inconscient engendre bien des chimères prédatrices. "Geisha ou princesse, vierge ou prostituée, ouvrière ou artiste - il n'y a plus aucune distinction. Toutes les femmes sans exception sont des menteuses et rien d'autre que de petits animaux replets et impudiques. Tout le reste est maquillage et déguisement.", écrit Kiyoaki à Satoko. Réalise-t-il que la flétrissure dont il veut couvrir l'aimée incarne sa propre flétrissure ? Il court dans le couloir sans fin de la maison et "le vent du soir [hurle] contre les fenêtres", talonné par "le sentiment de sa faiblesse". Il distingue dans le jardin "la surface du lac ridée sous la brise". [Subitement, l'idée que les tortues féroces sortent la tête de l'eau et le regardent. Cette pensée le fait frémir.] Déjà évoqué, le spectre des tortues reviendra avec ses fantasmes de dévoration. Et c'est ainsi que l'amour du jeune homme est (fou)-traque. Ce jeu de mots m'est inspiré par la lecture de Contraste amor de Yannick Fassier*.  Ah ! la folle passion que d'aimer quand son objet s'éloigne irrémédiablement ! Comment savoir vraiment ce qu'elle traque dans les plis fétides de la psyché ? 

"S'étaient-ils embarqués dans tout cela sans considérer la fin ? ou bien avaient-ils entrepris leur aventure en pensant précisément à la façon dont cela pouvait finir ? Kiyaoki ne le savait pas. Il pensait que si tous deux étaient soudain réduits en cendres par la foudre, alors tout irait bien. Mais que devrait-il faire si nul terrible châtiment ne tombait des cieux et si les choses restaient en l'état ? Cela le mettait mal à l'aise. "Si tel devait être le cas, se demandait-il, serais-je capable de continuer à aimer Satoko avec la même passion qu'aujourd'hui ?"... Cela l'incita à prendre la main de Satoko. mais quand celle-ci répondit en entrelaçant ses doigts avec les siens, il en fut irrité et il les étreignit avec force, presque au point de la paralyser. Elle ne poussa pas la moindre exclamation de douleur. Il maintint sa prise avec autant de vigueur et, quand la lumière qui se trouvait rayonner d'une fenêtre éloignée au second étage lui fit voir la trace des larmes dans ses yeux, il en ressentit une satisfaction mauvaise." (pp 300 et 301 de l'édition folio) 

Et le lecteur tétanisé par l'angoisse se demande : "Que ferais-je si tout à coup mon amour n'était plus ici ?"


* Contraste amor de Yannick Fassier est publié aux éditions Tarmac et chroniqué sur ce blog.

La mer de la fertilité de Yukio Mishima est composée de quatre volumes : Neige de printemps, Chevaux échappés, Le temple de l'aube et L'ange en décomposition. Ils sont disponibles en folio.

dimanche 20 avril 2025

Rester à ma place, (fin)


On l'aura compris, ma nouvelle place était celle des mots. Elle me débordait de partout parce qu'elle désignait l'invisible au cœur de la matière. Je ne faisais qu'entrevoir cet invisible qui tramait des liens entre les choses. Mais il pesait tant sur mes épaules que j'allais tout courbé. On me disait de me tenir droit, que j'avais l'air d'un petit vieux. Mon corps ainsi lesté du poids des mots devenait chaque jour de moins en moins leste. Je peinais dans la marche comme sur mon vélo et le temps s'étirait sans issue. Quand le temps n'en finit pas, l'espace manque de perspectives. Les lignes tracent des plans de guingois. Les points d'intersection se déplacent vers des confins hors d'atteinte et l'équilibre du monde vacille sur ses bases trop meubles. 

Je n'avais pas les bons mots pour apprivoiser le délitement du visible. Comment dire l'inexorable affaissement d'une chaise transmise de génération en génération ? Comment dire la matière en allée et l'émotion qu'elle suscitait dès lors que mon regard languissait ? Et j'avais encore plus de difficultés avec les visages. Ceux qui accompagnaient ma vie, mûris au hasard des travaux dans les champs, durcis jusque dans les sourires après l'effort, ne rassuraient pas mes inquiétudes. Alors je me suis mis à écrire. Des poèmes.

Que ce soit à l'école ou au collège, la place de la poésie n'était même pas celle d'un strapontin. Je ne me souviens que des fables de La Fontaine. La cigale s'amusait au lieu de travailler et en fut bien punie. Pareil pour la grenouille. Quelle idée de vouloir prendre la place du bœuf !  Quant au corbeau, si imbu de sa beauté qu'il en perdit son fromage, il ne méritait pas que l'on s'apitoyât. La morale de la République faisait chorus à celle du bon Dieu et la paix régnait dans les campagnes. 

Bien sûr, je ne disais pas que j'écrivais des poèmes. Là où j'ai grandi, la pratique de l'écrit se limitait à deux ou trois lettres par an, sur papier ligné. La vieille dame qui me gardait était peu allée à la communale, de 1911 à 1914. Quand elle rédigeait son courrier, elle oralisait lentement chaque mot, comme si la substance déposée par le crayon (elle ne disait pas stylo) avait besoin du soutien de la voix pour accéder au sens. Alors, mes activités poétiques se tenaient dans la plus haute solitude. Mais quand ? Mais où ? Je ne sais pas. Ma mémoire était une gomme apprêtée à l'oubli. De même, je n'ai aucun souvenir de mes griffonnages. Je manquais probablement d'enfance. En ai-je seulement inventé une ? Il aurait fallu pour ce faire que je m'appartienne dans quelque espace défini et que les durées s'attardent au fond de mon corps.

Puis un jour, j'ai eu quatorze ans. On m'a dit que j'arrivais à l'âge de raison. On m'a offert pour Noël deux paquets de Gauloises. On m'incitait à "fréquenter", c'est-à-dire à m'intéresser aux filles. J'ai tout de suite apprécié le goût du tabac mais les filles n'entraient pas encore vraiment dans mes représentations. En revanche, je continuais à écrire. Et, ô folie douce, j'ai montré ma production à un professeur qui a eu la politesse de trouver ça bien. Dans un petit collège de campagne, les nouvelles vont vite. Je me suis retrouvé costumé en poète sans avoir choisi ni l'étoffe ni la coupe. Pas commode du tout pour pédaler sur un vélo et arpenter les coteaux. Je me promenais de moins en moins, je soliloquais de plus en plus sur la première marche du grenier. 

Quand j'étais en troisième, le collège a créé un journal et l'un de mes poèmes y a paru. En ai-je été content ? Étais-je en mesure de réaliser quelque contentement que ce soit ? Je me trouvais dans une telle confusion des sentiments ! Le bonheur comme le malheur glissaient sur ma peau comme l'eau sur les plumes d'un canard. Mon costume de poète était imperméable. 

Un jour, le facteur a dit à ma gardienne que j'écrivais de la poésie et on m'a demandé si c'était vrai. Je n'ai pas démenti. Un peu plus tard, ô folie douce encore, j'ai montré mon poème au fils dudit facteur et il a eu ce signe terrible de l'index posé juste au-dessous de l'œil. Je n'ai pas non plus démenti son soupçon. Je suis retourné à ma place, sous ma peau imperméable. 

Mais il n'y a pas de mal dont il ne puisse naître un bien. Je n'ai cédé à aucune ivresse quand j'ai commencé à publier. J'ai eu le souci d'être reconnu, nullement celui d'être connu. Ma place me suffit que j'occupe sans inconfort avec ma compagne, nos livres et nos chats. La gloire est si futile, si éphémère. De toute façon, je n'ai jamais aimé les costumes.

 

Image de Prague : La Vltava

 

 

jeudi 17 avril 2025

Rester à ma place, (3)


Malgré mes longues solitudes avec les peuples des combes et des marais, je rencontrais des personnes de mon âge. Je m'étais lié, je ne sais comment, avec les enfants du facteur. Le facteur, évidemment, occupait une place importante, comparable à celle du maître d'école. D'ailleurs, la poste et l'école se côtoyaient dans le même bâtiment sur la place du village. De construction récente, elles incarnaient aux yeux des paysans la modernité joyeuse après la deuxième guerre. De fait, l'époque était prospère. Les tracteurs remplaçaient les chevaux. Les moissonneuses-batteuses remplaçaient les moissonneuses-lieuses. Et la place des gros propriétaires s'en trouvait renforcée. 

Je ne me souviens pas si les enfants du facteur avaient conscience d'occuper une place plus grande que la mienne. Ils consentaient à ce que je me joigne à leurs jeux et c'était pour moi une sorte d'adoption. Je connaissais le mot "adoption". Tous les enfants abandonnés le connaissent. Soit ils sont adoptés, soit ils sont placés. Bien sûr, les fils du facteur n'ignoraient rien de ma situation mais il n'en a jamais été question entre nous. Et leur mère m'aimait bien. Parfois, l'après-midi, j'étais invité à une partie de Mille bornes. Et c'était tout un univers qui m'apparaissait, si vaste que je ne réalisais pas mon étonnement. Là où je grandissais, les meubles ne sortaient pas de leur fonction. La table de la cuisine avec sa toile cirée, les chaises autour n'exprimaient aucun signifié implicite. Alors que là où nous jouions, quelque chose d'autre était suggéré. La seule présence d'un bouquet dans un vase, si humble fût-elle, disait un usage différent de la vie quotidienne. Ici, on accordait du temps à la beauté. Et on jouait avec les gosses. Je n'avais jamais joué à un jeu de cartes. Il a fallu m'expliquer qu'une botte pouvait me sauver d'un coup fourré. Ah ! la magie des bottes ! Bientôt, celle de Lagardère, étoilée sur le front du prince de Gonzague m'enchanterait longtemps ! La petite noblesse contre la grande, qui affirme à la pointe de l'épée les valeurs du courage et de la justice, voilà qui me parle encore aujourd'hui. 

Hélas, empêtré dans ma langue comme dans mon corps, je n'avais aucune botte pour contrer les coups fourrés. Et c'est bien de langue dont il s'agissait. Ma nouvelle place, en ses débords intérieurs et extérieurs, manquait de vocabulaire. Je ne savais ni nommer les émotions qui me tiraillaient à hue et à dia ni les sentiments sur les plis des visages. De même, mes conversations avec les peuples des échasses derrière les murs abandonnés tournaient court faute de matière. Aussi, quand un mot venait jusqu'à moi, je m'en emparais comme si je l'avais volé. Isocardium, par exemple. Un isocardium est un mollusque à coquille renflée. Un jour, pérégrinant mollement parmi quelques talus, parlant qui sait aux oiseaux de passage, j'ai aperçu un fossile en forme de cœur et, justement, c'était un isocardium. Une charrue l'avait peut-être déterré. Un rayon de soleil s'était peut-être égaré jusqu'à lui. Afin que nous puissions nous rencontrer. La terre et le ciel étaient-ils doués de volonté ? Si oui, quel dessein les animait ? 

Je me suis dépêché de glisser l'isocardium dans ma poche et me suis effacé avec le paysage. Il ne fallait pas qu'on me voie. Il ne fallait pas qu'on m'entende. À la maison, je n'ai rien dit. L'isocardium aurait dérangé jusqu'au balancier de la comtoise. La lumière sous les allèges se serait figée. Le mot même d'isocardium n'y avait pas sa place. Aussi ai-je été soulagé quand je suis monté me coucher. Enfin seul avec ma découverte. Je ne sais plus si nous avons tenu quelque conciliabule, dans le noir qui se prête aux confidences. Les cœurs de pierre se livrent-ils davantage que les cœurs de sang, avec leur mémoire longue, si longue ? 

Le lendemain matin après le café au lait, je suis allé ébrouer ma fatigue dans les rues du village. J'avais depuis quelques mois le dos si penché qu'on me répétait qu'une bosse y pousserait bientôt. Et c'était pire ce matin-là, avec mes rêves mal éveillés. Je ne sais comment, mes pas m'ont conduit au bureau de poste. La femme du facteur m'a souri de son sourire de mère et je lui ai dit que j'avais trouvé un isocardium. Son sourire s'est aussitôt éteint. Un quoi ? Pris en faute, j'ai bredouillé une définition peu convaincante et la sanction a été brutale. Eh ben ! si tu parles comme ça au moulin, (j'habitais près d'un moulin en contrebas du bourg), tu dois les fatiguer. Le mot isocardium était une propriété privée sur laquelle ma nouvelle place ne devait pas se risquer. 

Image : Prague encore

samedi 12 avril 2025

Rester à ma place, (2)


Une place qui excède son étendue est-elle encore une place ? L'imagination doit fournir de gros efforts pour saisir ce qu'elle recouvre et fait disparaître dans la lenteur de son mouvement. À douze ans, ma conscience éparpillée ne se posait pas la question. Je sentais que je devenais un autre moi-même sans pouvoir en identifier quoi que ce soit. Autour de moi, on le sentait aussi. Et on ne le comprenait pas. On me disait que j'arrivais à "l'âge bête" et que ça me passerait. On s'inquiétait de ce que mon corps était de plus en plus maladroit. "Si tu réussis pas avec ton crayon tu crèveras de faim". Le crayon, c'était le collège où mes résultats n'étaient guère convaincants. Ma nouvelle place s'accommodait mal des exigences scolaires. Mais il y avait plus grave : souvent, je parlais tout seul, à haute voix. Soliloquer, forcément, c'était débloquer. D'autant que, parfois, des dialogues s'improvisaient à mon insu. L'âge bête se transformait-il en âge fou ? Ah ! si ces conversations avaient pu être enregistrées ! Quelle mine d'or ce serait pour le graphomane que je suis devenu !

Je garde en revanche des souvenirs de mes errances campagnardes. Le vélo qu'on m'avait retapé peinait dans les côtes et ne freinait pas bien dans les descentes. Mais j'allais loin, si loin que j'en oubliais le déplacement. Et ce si loin me paraissait si proche que j'avais l'impression de faire du sur place. Un brin d'herbe entre deux pierres du village voisin ressemblait à un brin d'herbe entre deux pierres devant la maison. Les clapots de la rivière, à six kilomètres ou à six cents mètres, murmuraient la même chanson. Cette permanence du paysage déroulé sans à coups malgré les grincements de mon vélo et l'épuisement de mes jambes m'intriguait. Alors me revenaient les récits qu'on me racontait des siècles anciens. J'avais envie d'y croire. L'invisible était peut-être du visible que je ne savais pas voir. J'ai commencé à m'attarder aux brins d'herbe, aux clapots de la rivière, aux oiseaux tapis dans les guérets, aux murs abandonnés en plein champ. J'ai établi des liens, émis des hypothèses. Les oiseaux préféraient les sillons où persistaient des brins d'herbe. Les murs abandonnés barraient autrefois les tumultes fluviaux. Des peuples y vivaient sur de longues échasses. Leurs ombres détachées des corps projetaient d'étranges géométries agencées comme un code secret. À qui s'adressait-il ? Le maire du village, avec sa 404 décapotable, le savait peut-être. Le maître d'école, plus discret dans sa Panhard, avait sûrement des idées. À la place qui était la leur et ainsi motorisés, ils accédaient à des connaissances que les gens ordinaires ne soupçonnaient pas. Habitué à ne pas déranger, ni en paroles ni en actions, c'eût été ma faute-ma-très-grande faute, jamais je n'aurais osé leur soumettre mes énigmes.

Et cependant, un jour, j'ai dérangé. Ma place marchait sur des plates bandes interdites. Ma place devait suivre le plan conçu pour elle en son point invariable. Plusieurs panneaux indiquaient çà et là des propriétés privées dont il ne fallait surtout pas s'approcher. Mais les propriétés privées ne sont pas toutes matérielles. Ainsi, le marguiller de la commune possédait quelques arpents du divin sur lesquels il veillait jalousement. Certains mots n'avaient pas droit de cité dans les prêches des abbés. Et ce fut bien, le jour où j'ai dérangé, une histoire de mots, quoique profanes. Je gardais des chèvres sur le talus d'une combe et lisais La tulipe noire d'Alexandre Dumas en version expurgée. J'ai oublié comment le livre est venu jusqu'à moi. Un cadeau de Noël peut-être, d'une des filles de la famille. Elle était la seule à lire un peu et aimait la "grande musique". On disait d'elle qu'elle "tirait au grand", qu'elle "faisait des embarras". Elle avait mis au monde deux fils de pères différents, buvait à l'occasion quelques doigts de porto et se moquait du qu'en dira-t-on. Elle était sortie de sa place. Mais revenons-en à nos chèvres. Elles se gardaient toutes seules et je lisais. Une dame qui gardait aussi ses chèvres est venue me voir et m'a demandé ce que je lisais. Je le lui ai dit. Ses yeux se sont aussitôt dilatés. "Alexandre Dumas ! ? Je parie que tu comprends même pas ce que tu lis." Clap de fin du premier épisode d'une série à ricochets. 

image : Prague suspendue

jeudi 10 avril 2025

Rester à ma place, (1)


Depuis toujours j'ai appris à rester à ma place. Le dimanche, qui était un jour de viande là où j'ai grandi, je ne me suis jamais assis à la place de mon voisin pour manger sa cuisse de poulet plus grosse que la mienne. À l'école je restais à ma place. À l'épicerie du village je restais à ma place. À l'église je restais à ma place.  J'y restais placidement, l'œil un peu bas, les jambes molles. Une place, c'était un point sur un plan. Facile à repérer et à retenir. Le plan ne changeait pas au gré des saisons même si quelque brouillard en estompait parfois les lignes. Le point non plus ne changeait pas. Rond comme une bille, il aurait pu rouler ailleurs. Le plan avait ses à-côtés, ses apartés, ses parenthèses, ses coulisses, ses inclinaisons où mon corps se serait perdu. Je n'étais pas assez fou pour risquer de perdre mon corps. Je n'en avais pas encore plusieurs. Quand je me couchais à ma place dans mon lit, il respectait les lignes et les points du plan. Que me serait-il arrivé si mes jambes et mes bras s'étaient abandonnés à d'improbables intersections ? Mes rêves auraient battu des campagnes trop sauvages, les rivières prenant la place des coteaux, et les agneaux, soudain armés de dents de loup, se seraient jetés sur mes appendices. Quand les rêves ne restent pas à leur place, rien ne va plus, les jeux sont faits pour des siècles et des siècles et vous êtes irrémédiablement perdu !

Je ne voulais pas être perdu. Ignorant tout d'où je venais, je restais avec ce qui me restait, qu'on ne pouvait pas me prendre. Ma peau. À sa place.  

Puis ça s'est gâté. À bientôt soixante-dix ans, je me demande encore ce qu'était exactement ce ça qui, par définition, désigne un ensemble flou. J'avais une douzaine d'années et d'autres durées commençaient à me miner de l'intérieur. L'ennui, notamment, me durait longtemps. Il me tenait des heures, assis sur la première marche qui menait au grenier, et je devinais que je n'étais plus à ma place. Mes yeux relevaient leurs paupières. Mes jambes se mettaient à frémir comme celles des chevaux impatients. Mon visage s'en ressentait avec son front buté. Souvent il pleurait. Là où j'ai grandi, on n'avait guère l'habitude de pleurer. La peine se fondait dans les travaux du jour. Parmi les bêtes à panser, la terre à faire profiter. Et pour les mots c'était pareil. Tracés au cordeau sur le sillon des labours. Penchés vers les bas bouts des vaches à traire et des écuries à récurer. Le dimanche seulement, il s'autorisaient à dire autre chose que des outils. Des petits bonheurs s'inventaient en reniflant le jus des sauces et le piètre bouquet du vin vert. Je n'aimais pas tellement les sauces. Le vin manquait d'ampleur. Je m'ennuyais.

Peu à peu, une autre place s'est installée en moi. Elle n'était pas un point sur un plan. Elle n'avait aucune étendue de matière facile à retenir. Et pourtant, de vibration en vibration, de résonance en résonance, elle a pris toute la place. Mes jambes et mes bras se sont dépliés. Mes yeux agrandissaient à mes entours les contours des visages et des paysages. Les lignes courbes dessinaient des métamorphoses. Rêvais-je ? Les sortilèges des vieilles campagnes s'étaient-ils emparés de moi ? Non. Je savais que je ne rêvais pas. Je savais que les chimères païennes des champs et des marais n'avaient pas plus de valeur que les chimères divines sur les bancs de l'église. Et c'est ainsi que la place du dedans a débordé dehors.

image : Une certaine idée de la ville et du monde, à Prague

mercredi 9 avril 2025

Margelles, N° 21, printemps 2025


Dans son éditorial, Philippe Agostini rappelle l'esprit qui anime la revue Margelles. "... comme dans un demi-sommeil, les mots et les images se bousculent, s'entrechoquent, les sonorités ou les lumières glissent, rebondissent et se font écho, un monde bascule dans un autre..." Sensible aux petites morsures du pizzicato, le poète joue : "bris et débris, des bruits de bris et débits de briques, bris et colle, bricoles..." Treize auteurs et plasticiens s'accompagnent dans cette vingt et unième livraison. 

Stéphane Casenobe cherche à "purger tous les circuits du corps pour bien redémarrer". Peut-être parce que sa "poésie est comme une mauvaise auberge". Elle n'est pas immunisée contre la gangrène et les démons. Les technologies n'y peuvent rien et Dieu est trop occupé.

Les vers de Louis Germain présentent des plis en miroir décalé qui invitent à plusieurs chemins de lecture. Pour dire l'incertitude des traces. Celles du "sang des bêtes sur la roche jaune biffée de noir". Qui nous égarent "entre début et origine". Qu'en est-il alors du récit ? 

Manuel Reynaud-Guideau recourt à l'accumulation qui accélère la vitesse du réel industriel. Passent ainsi des "engins de survie" dans les mines et sur les quais, dans "les montagnes rouges" et "la mauvaise terre à la végétation basse". L'effondrement menace. La démesure tue.

Les images d'Isabelle Garnier-Luraschi sont d'inquiétantes créatures. Ces coquillages semblent animés d'une vie exogène au regard tantôt clos et tantôt béant. Que nous dit-elle de la fin de l'homme déjà là dans ses commencements ? Comment savoir s'il s'agit vraiment de lui ?

Paola Niuska Quilici "reste dans l'autre pièce comme une télécommande". Le désir s'endort. Quelque chose se fige dans "les heures miroirs". Les lieux n'ont plus d'incarnation. L'attente dure longtemps, comme une mélancolie où rien ne peut s'appartenir.

"C'est par la bouche qu'on se connaît.", écrit Stéphane Bernard.  Voilà un orifice où la souffrance pétrifie la langue. Comment la soigner au profond des plis acides ? Un travail de dissection s'impose : séparer le bon du mauvais, "le viscère du poison de la nacre des chairs".

 Alexis Audren évoque les paysages qui excèdent les lieux et les éléments. La mémoire de la mort y est si vieille que l'horizon se dérègle. La matière du sable sur la terre comme au ciel garde son mystère en effaçant toutes les traces d'où pourrait naître un visage.

Jérémi Doucet cherche ses arrangements entre le proche et le lointain. "Franchir le nerf vif de l'indécis vers l'appétit-mappemonde" ne va pas de soi ni de l'autre. Les réponses restent muettes "aux questions de la mie". Et "tout le monde disparaît derrière l'odeur d'un pain chaud".

"Je ne vois pas ce qui m'empêche car je suis ce qui m'empêche", écrit Damien Paisant. Comment faire avec les paradoxes du tout et du rien, de la vie et de la mort, de l'amour de guingois ? Depuis toujours l'homme confronté à son sort cherche son introuvable équilibre.

Tatiana Tornskata se demande [ce qu'on a fait à l'aurore]. Et rien ne tient debout. Ni les arbres ni la peau, ni la mer ni la solitude. Ni ni. Les "mots trop brûlants" disent si mal [le cœur trop sec]. Le réel en mille morceaux est une douleur jusque dans le corps des baleines.

Jean-Paul Bota tente d'épuiser quelques lieux parisiens, dont le cimetière du Montparnasse. "De loin en loin, des corneilles crient." Une femme allume un bâton d'encens sur la tombe de Soutine. Et se souvient des couleurs du peintre, "ses couleurs pour toujours".

Il y a aussi des coquillages dans les images d'Adèle Nègre. Assemblés avec des pétales au bord de la décomposition et diverses ossifications disjointes. On voit même un papillon de nuit, auquel le regard qui s'attarde donnera la vie ou la mort. Mais comment deviner l'improbable ?

Enfin, il y a moi aussi dans la revue. Dix-huit poèmes extraits de mon recueil inédit On voudrait dire suivi de Presque. Un jour, peut-être, je saurai si oui ou non le réel est "une résille sans rien dedans". Mon regard minuscule y trouvera-t-il quelque consistance, pour penser ?

 

La revue Margelles, dont la conception graphique est particulièrement réussie, est publiée aux éditions Bruno Guattari. Sa version numérique est en téléchargement gratuit. Chaque numéro papier, il y en quatre par an, coûte 10 €. N'hésitez pas à les découvrir, dans la polyphonie des sons et des sens et naviguez sur le site de l'éditeur www.brunoguattariediteur.fr