lundi 26 mai 2014

Un fils du gouvernement, 4

                                               4


         Je quittai l'hôpital Broussais-La Charité pour un foyer de l'avenue Denfert-Rochereau qui appartenait à l'Assistance publique.  Ma mère avait signé des formulaires, lesquels avaient été tamponnés, classés, rangés dans des chemises en carton puis communiqués à l'administration des affaires sociales avant mon arrivée. Nouveaux paraphes d'un sous-chef de service. Nouveaux tampons du secrétariat. Et rangement définitif dans une armoire à soufflets. La routine.
         Du 96 de la rue Didot au 72 de l'avenue Denfert-Rochereau, il y avait peu de chemin à parcourir. Deux kilomètres virgule quatre. Cinq minutes au volant d'une voiture de moyenne gamme. Des pâtés d'immeubles de confort ordinaire, sans balcon mais avec des pots suspendus aux garde-fous des fenêtres, asters ou géraniums selon la saison. Des rues ni larges ni étroites mais propres, dont certaines pavées. Quelques rangées d'arbres pour l'abri des oiseaux. Quelques bancs peut-être, peints en vert bouteille.
        Je n'ai évidemment aucune mémoire de ce paysage qui n'existe plus. Je n'en ai peut-être rien vu. Bien calé sur la banquette de la voiture, la capote de mon berceau à moitié rabattue, mon champ de vision se limitait à un petit rectangle de moleskine. Quelques reflets parvenaient-ils jusqu'à moi, depuis la vitre ? Ont-ils contribué à donner à mon esprit sa future tournure imaginative ?
         Mon passage dans le foyer d'accueil, régi par l'usage des premiers soins à la petite enfance, est en revanche assez facile à restituer. Après les ultimes vérifications administratives et sanitaires, on m'a accroché une plaquette d'immatriculation autour du cou puis conduit à l'unité des nourrissons. Il y avait là une quinzaine de lits, dans une pièce assez vaste et bien éclairée. Une aide-puéricultrice en blouse bleue m'a couché, a noté sur une feuille l'heure exacte de mon arrivée dans l'unité en épelant à haute voix mon numéro de matricule.
         - Encore un !
         - Oui. Il y en a beaucoup en ce moment, a constaté l'une de ses collègues. C'est normal. C'est la pleine lune.
         - Tu crois ?
         - Tout le monde le dit.
         Les deux commères ont retrouvé leur place assise près du radiateur, chacune avec son tricot, un pull vert pour l'une, des chaussettes noires pour l'autre, et le cliquetis des aiguilles, comme un télégraphe, a bercé mon sommeil. Dans un angle de la pièce, la bouilloire qui servait à chauffer les biberons chuintait ou clapotait selon la température. Un environnement sonore conforme aux rêves sans contours des nouveau-nés, à peine troublé par les rumeurs de la ville.
         - Je tiens ça de ma grand-mère, reprit l'aide-puéricultrice qui avait invoqué l'action de la lune.
         L'autre, plus jeune, moins crédule, observa le jour à travers les mailles de son tricot, fit une moue.
         - On accorde trop d'importance à la lune, répondit-elle, c'est sur Terre qu'on est en vie.
         J'imagine que cette phrase est venue jusqu'à mes oreilles, qu'elle a traversé les méandres de mon cerveau. Elle ne l'a pas quitté. Y retentit encore. Avec tout son mystère. Un jour peut-être, à la faveur d'un cliquetis ou d'un chuintement, elle affleurera de nouveau ma conscience. Et je comprendrai, enfin, après toutes ces années, ce que sont vraiment et la lune et la Terre.


samedi 24 mai 2014

Un fils du gouvernement, 3

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         Qu'est-ce qu'elle en sait si le pire est passé ? Elle a dit ça pour causer mais c'est maladroit. Les assistantes sociales ne savent pas s'y prendre. Elles connaissent les grands articles du code de la famille, donnent des renseignements utiles pour s'adresser aux administrations, aident parfois à rédiger des lettres si on ne sait pas trop faire, et voilà tout. J'aurais dû lui dire. Pour le pire, vous ne savez pas. La maladie, oui, bien sûr, c'est grave. Surtout quand elle vous tombe dessus alors que vous n'êtes pas chez vous. La fièvre. Les douleurs. On perd ses moyens. On passe un temps fou à trouver un médecin qui consulte sans rendez-vous. On court chez le radiologue indiqué, à l'autre bout de la ville comme par hasard, et sa secrétaire vous dit qu'il n'y a pas de place. Qu'il faut aller à l'hôpital, à la consultation gratuite. On y va et on attend. Deux heures. Trois heures. Mais ça n'est pas fini. Un médecin va vous recevoir. Prenez le couloir à droite, c'est au deuxième étage, la salle d'attente est juste en face de l'escalier. Vous y allez. Il y a déjà cinq ou six personnes, qui toussent, qui se mouchent, qui soupirent. On vous regarde arriver. Un signe de tête. Une onomatopée en guise de bonjour. Il reste une place près du courant d'air de la fenêtre. Vous la prenez. Vous prenez aussi une revue sur la table basse. Vous la feuilletez en vous retenant de tousser. En aucun cas se moucher. Encore moins soupirer. Ce ne sont pas des manières. Vous êtes bien élevée même si vous venez de la campagne. Vous regardez le défilé des images sur le papier glacé. Des voitures. Des machines à laver le linge. Des demoiselles en robe longue et en manteau de fourrure. Des photos-reportages dans la haute société. Telle duchesse en diadème au bras de tel acteur américain en frac. Vous gardez autant que possible le maintien le plus digne sur votre chaise. Il ne faut pas qu'elle grince. Le moindre grincement attirerait l'attention. On en déduirait que vous êtes gênée, ou impatiente, alors que vous arrivez à peine. La petite boulotte à votre droite vous regarderait de travers. Le monsieur d'en face vous sourirait mais ce ne serait pas un sourire franc. Et il aurait l'indélicatesse de fixer vos souliers. Des souliers neufs pourtant, que vous auriez lacés avec le plus grand soin. En pensant à l'homme qui vous les a offerts. En pensant que. Non. Pas penser. Vous prenez une autre revue sur la table. D'autres voitures. D'autres machines à laver. D'autres demoiselles, photographiées cette fois-ci dans un paysage ultra-marin. Des palmiers. Des plages de sable blond, infinies, sous un ciel bleu qui se noie dans la mer bleue. Un voilier glisse sur l'eau. Le barreur a les dents blanches comme un os de seiche. Il porte un blazer orné d'un écusson. Une université américaine, ou anglaise, c'est plus chic. L'image vous amuse. Vous n'imaginez pas qu'on porte un blazer sur un voilier, même à la parade. Les demoiselles sur le rivage sont trop occupées à prendre leurs poses sous les flashes pour remarquer ce paon trop bronzé, aux yeux trop limpides. Vous tournez encore et encore des pages. Vous regrettez l'absence de mots croisés. C'est si pratique, les mots croisés, quand on ne sait plus vraiment ce qu'on attend, à force d'attendre. Vous réprimez un bâillement. Tout ce sommeil qui manque. Des semaines à rattraper. Des mois mêmes. Depuis que. Parce que. Mais non. Pas penser. Se ressaisir. On est dans une salle d'attente ici. Les gens sont aux aguets du moindre signe de faiblesse. Vous n'êtes pas faible. Malade oui. Faible non. Voilà ce que vous auriez dû lui dire, à l'assistante sociale. Etouffer dans l'oeuf ses insinuations. Lui faire comprendre que vous avez déjà une vie derrière vous. Une vie qui en vaut bien d'autres. Le monsieur vous sourit. Il ne regarde pas vos souliers. Ni votre robe un peu trop longue. Ni votre manteau un peu trop court. Vous vous détendez. La petite boulotte et un grand jeune homme sec se lèvent en même temps. Vous n'aviez pas deviné qu'ils étaient ensemble. Vous ne devinez pas lequel des deux vient se faire soigner. La maladie n'est pas toujours visible. Elle peut ronger le ventre pendant des années et quand on s'en aperçoit c'est déjà trop tard.
         - Vous avez de beaux cheveux, mademoiselle.
         Le monsieur sourit encore. Un sourire franc. Qui met en confiance. Mais il y en a d'autres, des sourires francs qui mettent en confiance. Non. Pas penser. Plus tard oui. Quand vous serez rentrée. Quand vous pourrez vous laisser un peu aller. Sans qu'on vous soupçonne. Sans qu'on vous juge.
         - Merci, monsieur.
         Vous cherchez en vain d'autres mots à dire. Vous ne savez plus où mettre votre regard, vos mains. Vos jambes mêmes vous embarrassent.
         - Après moi, ce sera votre tour, dit le monsieur. C'est un très bon médecin. Il explique bien le mal qu'on a et le traitement à suivre.
         Vous vous étonnez que cet homme vous parle. Si simplement. Sans mauvaise intention. Depuis que vous êtes à Paris, c'est la première fois qu'on vous parle comme ça. Mais vous restez désespérément muette. Vous pestez contre votre esprit qui a toujours été trop lent. Vous êtes capable d'avoir de bonnes idées, on vous l'a déjà dit, mais elles mûrissent lentement. Et, quand elles sont enfin à point, prêtes à être partagées, les mots ne sont pas au rendez-vous. Vous bafouillez. Vous rougissez. Et plus vous bafouillez plus vous rougissez. Vous vous taisez. Le nez baissé sur vos chaussures. Et ce sont toujours les autres qui causent. Ils font de grands gestes avec leurs bras. Pour dire souvent des bêtises. Trop souvent.
         - Au revoir, mademoiselle. Excusez-moi si je vous ai ennuyée avec ma remarque sur vos cheveux. C'est que je suis coiffeur. Boulevard Quinet. Si vous avez besoin.

         Vous sursautez. Le car qui va vous ramener chez vous, qui va rouler pendant dix heures, démarre enfin. Le souvenir du rendez-vous avec le docteur se dissout dans les bruits du moteur. Vous repensez à l'assistante sociale, à tous ces papiers que vous avez dû signer. Pour. Mais c'est temporaire. Lorsque vous irez mieux vous reprendrez votre vie en main. Votre tête dodeline sur le dossier de la banquette arrière, tout au fond du car, où vous êtes seule. Vous vous endormez.












                                                        

mercredi 21 mai 2014

Un fils du gouvernement, 2

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          Le huit octobre, un peu avant midi, une assistante sociale entra dans la chambre de ma mère. La pluie avait cessé. Un rayon de soleil grattait à la fenêtre. Une journée comme une autre, perdue dans l'immensité de la ville, avec ses flous, ses heures lestées par l'ennui.
         - Vous êtes bien, là, dit l'assistante sociale en s'asseyant au bord du lit, le pire est passé.
         Ma mère prit appui sur ses coudes, se redressa et sourit.
         - Je sors après demain.
         L'assistante sociale hocha la tête et attendit. Elle avait l'habitude des femmes qui mettaient au monde sans l'avoir voulu. Elle connaissait leurs récits décousus, les longs détours dans lesquels elles s'emmêlaient pour tenir à distance le sentiment de la faute.
         - Je sors après demain, répéta ma mère.
         Le rayon de soleil fit une brève incursion dans la chambre. Un trait fragile, au bord de la rupture. Il grimpa le long du mur en face du lit, buta contre une aspérité plus saillante du plâtre et s'éteignit d'un coup, comme s'éteint une allumette dont le phosphore a fini par s'user.
         L'assistante sociale prit dans sa serviette une liasse de documents et montra à ma mère les endroits où elle devait les signer.
         - Bien. Voilà. Encore une là et c'est tout. Je vous laisse un double. Vous aurez de quoi lire.
         Ma mère sourit encore. Désigna du menton un journal ouvert à la page des mots croisés sur la table de nuit.
         L'assistante sociale rangeait déjà les documents dans sa serviette. Le Christ accroché au-dessus du lit semblait tordre la bouche. Un nouveau rayon de soleil, plus vif, réussit une percée d'une trentaine de secondes. Ma mère ferma les yeux. Imagina qu'il apportait dans sa lumière quelques éclats de joie, venus d'une fête sous des lampions, comme dans le temps quand on savait boire et danser. Crincrins ou accordéon, bruns ténébreux avec ou sans casquette de guingois, jeunes poules mal décrottées des guérets trop humides, promesse à la va vite de monts et merveilles mais personne n'était dupe de la pacotille et on riait. Une vision de vieux, sertie dans le cadre doré des souvenirs. Alors qu'elle n'avait que trente ans. Que même sa mère à elle n'avait jamais connu ça, ces ripailles et ces guinches.
         - Au revoir, madame, dit l'assistante sociale en refermant sans bruit la porte.
         - Au revoir, madame, s'entendit vaguement répondre ma mère.













dimanche 18 mai 2014

Un fils du gouvernement, 1

                                                        1


         Le six octobre mille neuf cent cinquante-cinq, la température minimale relevée à Paris par la station météorologique de Montsouris était de neuf degrés virgule trois. Il pleuvait. Les nuages titubaient dans l'air épais. A trois heures du matin, la ville dormait d'un sommeil chiffonné. De longs cris de sirène striaient les boulevards, faisaient écho aux sonnailles des clochers. Des portes claquaient dans les bouges à l'unisson des querelles ordinaires. Des larmes coulaient au creux des lits. Des rires aussi, mécaniques remontées à la clé jusqu'à l'aube dans les plis du plaisir.
         Au même instant, je naissais à l'hôpital Broussais-La Charité. Tiré à grand peine par une sage-femme hors du ventre de ma mère. La lumière crue de la salle d'accouchement blessait les yeux. Une goutte d'eau tambourinait dans un lavabo sa vieille comptine de rouille. Le radiateur, qui chauffait mal, émettait des borborygmes pituiteux. Un décor pour la fatigue de naître. La sage-femme, qui était aussi une religieuse, ôta sa coiffe, s'assit sur une chaise et tenta de retrouver sa respiration. Les petites mains d'une aide-soignante me bouchonnèrent comme on bouchonne les veaux, langea mon corps puis exprima elle aussi sa lassitude.
         - Passera pas l'hiver.
         La sage-femme ne répondit pas. Son regard effleura le visage de la mère assoupie dont la poitrine battait trop fort. Se posa un instant sur la pluie à la fenêtre. Une pluie poisseuse comme si on l'avait mélangée à des restes de charbon. Qui encrassait les silhouettes attardées dans la nuit. Plombait les feuillages des arbres et des jardins. L'aide-soignante, contrariée, sortit en marmonnant. Elle savait ce qu'elle disait. Tous les signes d'une mort prochaine étaient là. Sur la peau déjà grise où des marbrures apparaissaient. Dans les gestes aussi. Cette lenteur qu'ils avaient. Comme si le nourrisson vivait à reculons ses premiers instants.
         Deux heures plus tard, dans la salle commune, l'infirmière palpa le front de la mère et prit son pouls. Elle courut chercher l'interne qui maugréa. S'occuper des mères après l'accouchement, surtout pour une simple fièvre, n'entrait pas dans ses attributions. Il y avait assez à faire avec les bébés. Leurs fluxions. Leurs régurgitations. Tous ces épanchements des corps, qu'il fallait réduire. Mais ce n'était pas une simple fièvre. Le médecin reconnut tout de suite les symptômes de la tuberculose. Il ordonna l'isolation de la mère dans une chambre particulière et, faute de place, je fus conduit dans un couloir qui donnait sur la lingerie.
         Ai-je vu, la porte étant restée ouverte, l'amoncellement du linge sale jeté dans un coin ? Ai-je baigné dans les mauvaises vapeurs des draps tachés de sang, des traversins auréolés des sueurs qui avaient accompagné la délivrance ? Quelqu'un s'est-il arrêté de pousser un charriot pour me donner un premier sourire, une première caresse ? Y avait-il, dans ce couloir réservé au service, quelque chose d'un peu joli à voir ? Une image de la ville ou de la campagne, punaisée au mur pour cacher la misère du plâtre ? Une plante grasse même un peu rachitique ?

         Aujourd'hui encore, alors que soixante hivers auront bientôt passé, ces questions font trébucher ma langue. Je ne sais pas ce qui m'est apparu quand je suis sorti de l'orifice maternel. Je ne sais pas comment les images de mes premières heures ont déposé leurs sédiments dans l'ébauche de mon cerveau. Elles marquent le début d'un long blanc à exhumer de ma peau et de ma chair, de mon sang qui a tout retenu de ce commencement. Un travail ou un jeu de patience, avec des mots dont les contours trop friables pourraient leurrer ma conscience. Une quête, pourquoi pas, à tâtons dans le faux comme dans le vrai. Pour continuer à jouer. Encore un peu.

(Texte que vous ne lirez pas chez Gallimard because refus. Mais pour une fois, je vais arroser les éditeurs. )

jeudi 15 mai 2014

Le Séminaire de Stéphane Bernard

Le Séminaire de Stéphane Bernard est une conversation libre ouverte sur Facebook à propos des pratiques d'écriture, des enjeux du langage et de la langue. Il donne désormais lieu à un blog et, un jour peut-être, il deviendra un livre de papier. Je le souhaite car le Séminaire est avant tout un hommage à la littérature. La quatorzième question porte sur le rayonnement du langage et l'épuisement qu'il peut générer chez l'auteur et plus particulièrement le poète.
Je crois qu'il faut d'abord refaire la distinction entre le langage et la langue. 
Le langage est un matériau sonore émis par un locuteur. Objet de communication, il favorise les échanges de la vie ordinaire dans tous ses états. Il est partagé par de nombreuses espèces animales sur notre planète, notamment les oiseaux. Comme tous les matériaux, il produit diverses vibrations dont le mouvement ondulatoire interagit avec l'environnement.
La langue est l'esprit de ce matériau qu'est le langage. Elle en agence les éléments et produit ainsi une infinité de possibilités pour dire, ou écrire, les perceptions, les émotions, les sentiments... Elle en démultiplie les rayonnements et donc les interactions avec le monde intérieur comme le monde extérieur. Deleuze évoque cela dans la conclusion de son ouvrage intitulé Qu'est-ce que la philosophie ? Il s'agit bien d'une architecture multipolaire soumise aux attractions magnétiques du dehors et du dedans et les figures engendrées, conceptuelles ou non, évoquent les myriades du cosmos.
La littérature est à cette image. Ses rayonnements criblent de part en part les individus qui essaient de l'approcher, en lisant ou en écrivant. Et c'est vraiment d'essai qu'il s'agit. Raté le plus souvent. La plupart des poètes d'aujourd'hui, empêtrés dans des éléments de langage, peinent à accéder à une langue singulière. Un seul Thierry Metz existe. Un seul Paul de Roux. Une seule Duras. (Si, si, il y a bel et bien de la poésie dans l'oeuvre de Marguerite.)
Mais pourquoi tant de ratés ?
Je pense que Gombrowicz, parmi d'autres, donne une réponse satisfaisante. Il dit que ce n'est pas lui qui écrit. Il dit que c'est la littérature qui écrit à travers lui. On aurait tort de voir là une posture. Cet aveu est le fruit d'une longue très longue pratique de la lecture et de l'écriture et il a en effet conduit son auteur à d'incessantes phases d'épuisement. 
L'épuisement de la lucidité. 
Reprenons Alain Jouffroy et reconnaissons que nos mots sont toujours en retard sur leur rayonnement quelle qu'en soit la vitesse. Mais, captifs que nous sommes de la langue à inventer, n'abandonnons rien de notre chemin, ne déposons pas l'arme chargée de futur qu'est la poésie. Et les oiseaux tiendront des conciliabules. 

vendredi 9 mai 2014

Le scandale des subventions à la presse

Voici quelques-unes des subventions d'Etat perçues en 2013 par la presse écrite tous genres confondus y compris les plus mauvais :

Le Figaro, 16 200 000 €
Le Monde, 16 150 000 €
Libération, 9 800 000 €
Télé 7 jours, 6 900 000 €
L'Express, 6 300 000 €
Télé Star, 5 000 000 €
Paris Match, 4 900 000 €
Télé Loisirs, 4 400 000 €

Est également présent dans la liste un magazine hautement culturel comme Gala.
Sont en revanche absents Le Magazine Littéraire, La Quinzaine Littéraire, Le Matricule des Anges et j'en passe.

Eloquent, non ?

jeudi 8 mai 2014

Lâche comme n'importe qui

Une vidéo circule sur Facebook. Un homme s'effondre en pleine rue. Il est mal habillé. Les passants ne s'arrêtent pas, ne lui portent pas secours. Quelques plans plus tard, dans la même rue, un autre homme s'effondre. Il est bien habillé. Des passants s'arrêtent. L'homme mal habillé effraie. Encore un SDF, qui a bu, drogué peut-être, ou mal intentionné. L'homme bien habillé rassure. On lui vient en aide.
Les commentaires qui accompagnent ces images évoquent l'individualisme forcené de nos sociétés, l'indifférence à l'exclusion, la lâcheté. 
Soit !
Mais cette lâcheté est l'un des maux les mieux partagés du monde. J'en prends ma part en toute lucidité. Je détourne les yeux quand j'aperçois un homme couché dans la rue. 
Une fois, j'ai vu une femme allongée contre une palissade de chantier près du Garage moderne à Bacalan. Je me suis approché. J'ai touché l'épaule de cette femme qui s'est lentement réveillée d'un sommeil médicamenteux ou alcoolisé. Etant en voiture, je lui ai proposé de la conduire à l'hôpital. Elle a refusé. M'a demandé de l'amener dans une rue sous le pont d'Aquitaine. Un endroit peu sûr y compris en plein jour. Elle est montée dans la voiture en me suppliant de ne pas aller à la police. Je l'ai rassurée. J'ai insisté pour l'hôpital et elle pour sa rue. Elle m'a dit non pour l'hôpital. Je lui ai dit non pour sa rue. Elle est partie.
Taraudé par un sentiment de lâcheté, (j'aurais pu au moins l'approcher de sa rue), je n'ai jamais raconté cette histoire que ma compagne même découvrira en lisant ces lignes.
Je ne suis pas un héros. Je ne me serais pas arrêté si ç'avait été un homme. Je ne me serais pas arrêté à dix heures du soir. J'aurais eu peur d'un mauvais coup, ou tout au moins de complications. Personne n'aime les complications.
La vidéo de Facebook prétend donner des leçons d'humanité. Des phrases en français et en anglais interpellent le spectateur : Et vous que feriez- vous ? 
Je retourne la question aux auteurs du film et aux personnes qui ont laissé leur commentaire.
Et vous-même ? Dites-moi un peu ! Quand on sait qu'une jeune fille peut se faire violer dans un tram sans qu'aucun passager n'appuie sur le signal d'alarme alors qu'il y a foule dans la rame...
Voilà ! J'avoue ma faiblesse coupable. La peur et toujours la peur. Je ne suis pas meilleur que n'importe qui.
En voulant, et c'est légitime, secouer les consciences alanguies, cette vidéo ne fait que culpabiliser les humains ordinaires. Elle n'atteint pas son but.

vendredi 2 mai 2014

Mémoires en friche, Arles en rose, par Hélène Verdier







Il y a dans sa mémoire des villes, connues-inconnues, celles où un jour elle eut une adresse,
 celles où elle fut de passage, celles où elle n'est jamais allée et qui lui sont familères. 
Celles dont jamais elle n'entendit le nom et dont elle rêve. Celles où elle revient, sans trop 
savoir pourquoi. En Arles, comme ils aiment à dire, une maison rose sommeille près des 
emprises ferroviaires, tout près du champ des morts, cachée dans un bartas*.
Le rose transparaît sous les épines, on se griffe, on s'approche. Dans le silence et les
 détritus, fenêtres arrachées, toit en trouées de tuiles volées, la maison s'abandonne.
 Il lui reste jusqu'au bout des couleurs de rêve californien, faites de rose, de turquoise qui
 à chaque angle, en triangles pointés au ciel, disent l'amour des couleurs sous le ciel bleu 
Mistral. C'est une maison simple de rectangles imbriqués, au perron soigné naïvement
 surmonté d'un oriel. Une mince ouverture semble signaler des latrines dont le surplomb 
vient abriter l'entrée, comme un souvenir du moyen âge urbain dans un champ de 
garrigue rattrapé par la ville. Rêves envolés, livrée aux dépeceurs, elle vous envahit 
simplement de douceur et de tristesse comme des souvenirs en inextricable mélange.
Elle se souvenait de son premier voyage en train qui s'acheva ici, de la piscine glacée 
sous le vent de juillet de ses jambes maigres et de son maillot rouge, d'une vieille dame
 à la peau transparente derrière les moustiquaires de métal du quartier de la Roquette,
 de la vieille maison de Trinquetaille où vivait un jeune couple en déchirure, des aïolis 
du Tambourin, des Rencontres de juillet, de la voûte de l'hôtel de ville, des grands volets
 de bois jamais attachés qui battent au vent et viennent signer la ville de leurs claquements 
gris. Elle se souvenait des branches d'amandier de Vincent, de ses japonaiseries en 
Provence, de ses disputes avec Gauguin et de leurs lettres. Elle se souvient de 
promenades. Celle où elle reconnut sans l'avoir jamais vu (une photographie restée 
gravée dans sa mémoire), assis sur la margelle d'un puits, un cousin qu'il fut si heureux
 de retrouver ce jour-là. Elle se souvient de la promenade avec celui qui revenait ici après
 quarante années d'absence pour voir ce qu'il était advenu d'une librairie, et au-dessus, de
 l'appartement du libraire où il avait vécu enfant.
Ce jour-là nous marchions Jean et moi. Nous marchions à la recherche de deux enfants
 dont je fus (il garde toujours dans son portefeuille la photo jaunie qu'à chaque rencontre
 il aime à me montrer).  Nous marchions aussi à la recherche d'une tombe que finalement
 nous trouvâmes (il suffit de prendre le temps de parler longuement à la gardienne du
 cimetière, ce que Jean, comme tous les enracinés du sud, savait faire). Nous la trouvâmes
 après plusieurs tentatives infructueuses (dans les grands cimetières surpeuplés comme des
 villes, les tombes aussi peuvent avoir plusieurs locataires et  les plaques recouvrent les
 plaques, laissant parfois deviner des noms superposés qu'aucune parenté ne lie). Nous la
 trouvâmes et j'en fus émue (chaque jour je tourne la grande clef qui grince pour ouvrir
 les portes de l'armoire en noyer tapissée de rose, dite l'armoire d'Arles — c'est ainsi
 que j'en parle aujourd'hui encore — et qui un jour fit un grand voyage vers le Nord).
Nous marchions aussi à la recherche d'une maison dont Jean, seul, pouvait situer
 l'emplacement et qui (allez savoir pourquoi ) avait pris une dimension particulière dans
 l'histoire familiale. La maison, faite de moellons de calcaire, était somme toute beaucoup
 plus modeste que je ne l'imaginais. Sur un jardinet de ville, un escalier droit sous une
 marquise de verre conduisait au premier étage, ne laissant rien deviner de l'intérieur de la
 maison de la tante d'Arles, une jeune paysanne qui, un jour de la fin du siècle avant-dernier,
 franchit un col des Cévennes (le col de l'Exil ?) pour aller se placer, servir, chez une
 commerçant de la plaine du Rhône (laver, accrocher le linge sur les bartas*, le ranger dans
 l'armoire de noyer dont chaque jour elle tournait la clef). Sur le mur gravé dans la pierre
 scellée, il ne reste que son prénom : villa Rose.

* en occitan, des broussailles épineuses sur lesquelles on pouvait faire sécher le linge. 

*Echange avec Hélène Verdier dans le cadre des Vases communicants initiés
 par François Bon. Vous pouvez me lire sur son blog Loin de la route sûre,
 à cette adresse : http://louisevs.blog.lemonde.fr/

mardi 15 avril 2014

La ronde des Frémissements

Dans le cadre de La ronde initiée par Dominique Autrou, j'ai le plaisir d'accueillir une image de Gilbert Pinna qui fréquente régulièrement Duras et Kafka. Le thème en est les frémissements.
Voici la liste des blogs qui participent à cette aventure, A publiant chez B, B publiant chez C...
Jean-Marie versus anima (chez Elise) http://staive-vestale.blogspot.fr
Elise même si (chez Dominique A.) http://mmesi.blogspot.fr
Dominique A. la distance au personnage (chez Guy) http://dom-a.blogspot.fr
Guy Emaux et gemmes des mots que j'aime (chez Gilbert) http://wanagramme.blog.lemonde.fr
Gilbert le blog graphique (chez Dominique B.) http://gilbertpinnalebloggraphique.over-blog.com
Dominique B. Jacques Louvain (chez Hélène) http://dominique-boudou.blogspot.fr
Hélène loin de la route sûre (chez Céline) http://louisevs.blog.lemonde.fr
Céline mes esquisses (chez Jacques) http://mesesquisses.over-blog.com
Jacques un promeneur (chez Cécile) http://2yeux.blog.lemonde.fr
Cécile cecile-r (chez Franck) http://cecile-r.over-blog.com
Franck quotiriens (chez Jean-Marie) http://quotiriens.blog.lemonde.fr

samedi 5 avril 2014

Chantier, peut-être

Le souvenir du commencement de l'écriture, on ne l'a jamais. On cherche la première fois dans les dépouilles de l'enfance. On invente puisqu'on n'a rien gardé de nos mots qui trébuchaient sur la page. On fabrique le décor d'une chambre nue, d'une chaise qui grinçait, de la page jaunie par une ampoule en surplomb. On imagine la position du corps penché. Maladroite. Corps et mots c'est pareil.

Comment faire pour qu'ils tiennent debout ?
*
Naître à la langue qu'on n'a pas reçue. Avec laquelle on a marché de travers sur des chemins qui n'avaient pas de lignes pour aboutir. Dans une solitude qu'on emplissait pourtant de conversations à voix haute. Et qui effrayaient jusqu'aux oiseaux. C'est là, peut-être, non un commencement mais une origine. Qu'on cherchait dans une fièvre dont on ignorait tout. Puisqu'on ne savait rien, de là d'où on venait.
*
Parfois, sans qu'on l'ait voulu, une pépite surgit d'entre les mots. On s'étonne de son mystère. On lui trouve de la beauté. Mais il faudrait pouvoir l'extraire de la tourbe dans laquelle on est pris. En biseauter la lumière. Pour qu'elle dure. On ne sait pas faire. On demeure interdit comme devant les murs que dressait en nous l'enfance effrayée. Un empêchement. Le même à soixante ans et à vingt. Malgré tout ce qu'on a cru apprendre.