jeudi 15 juin 2017

Isabelle Lagny, Le sillon des jours

Résultat de recherche d'images pour "le sillon des jours isabelle lagny"Une douce mélancolie traverse la poésie d'Isabelle Lagny depuis ses premiers textes, en un détachement fragile. Dans Le sillon des jours, la figure de l'être aimé est un pli froissé par l'exil et la mémoire des barbaries. La tendresse même veille au bord de l'inquiétude. "Puis la mer nous a fondus/sur la ligne d'horizon", note Isabelle Lagny. Les corps et les paysages s'abolissent dans la lumière du ciel improbable, grise ou orange. Avant la recomposition des plis, du cerveau et des voix.

Une partie importante du livre, Une forêt de signes, est dédiée à Lucienne, la mère de l'auteur. Le naufrage de la vieillesse est là, avec tout ce qui a flétri de la peau et de l'histoire mal partagée. "Alors tel un chien qui tient sa propre laisse/je ramène mes sentiments inutiles/vers ta main/et souffle leur flamme/en attendant/des jours meilleurs", écrit Isabelle Lagny avec une pointe d'ironie amère. Que veut dire au juste ce souffle-là sur la flamme des sentiments ? Comment éteindre ou ranimer l'inutile ? Eternelle ambiguïté de l'amour des mères, de l'amour pour les mères...

Cet émouvant recueil, simple et profond dans sa complexité, se termine comme il commence. Avril est également dédié à Salah Al Hamdani. L'amour y apparaît "clair et confus à la fois". Un trait, à la marge de l'ironie encore, compare le bonheur à un "jour de carence". Isabelle Lagny étant également médecin, le lecteur peut penser que le manque organique, cette incomplétude jusque dans l'essence a pu couler en cette douce mélancolie. Mais, comme le dit Anne de Commines, "le manque instruit l'amour et le traduit en communion".

Extraits :

Et puis il y a la brume
celle qui accroche les mots
tandis que le train de l'oubli
me chahute
percutant l'enfance
malgré les trébuchements anciens de l'amour
Elle me livre
une poitrine à chérir
*
Mais sous les verrières
où habituellement tu pleures
une petite toux ce matin
m'indique que tu ne me connais pas
*
Je viens d'une contrée qui n'existe pas
Je la traîne derrière moi
comme la peau d'un ours sur la neige

Je viens d'un pays qui se décompose
jour après jour
dans une forêt de signes

Je hume le vent
je m'y repose
j'étreins ma mère
dont le visage impassible
fixe l'horizon
*

Préfacé par Jacques Ancet et délicatement illustré par Chloé Latouche, Le sillon des jours d'Isabelle Lagny vient d'être réédité aux éditions Pippa. 15 euros.

image livre-fnac.com

mardi 13 juin 2017

Céline Escouteloup, Impromptus de bord de piscine

Résultat de recherche d'images pour "impromptus de bord de piscine"Avec Céline Escouteloup, le mot bikini fait son entrée en poésie. Normal, dira-t-on, puisque son troisième recueil s'appelle Impromptus de bord de piscine. N'allez pas si vite. Lisez d'abord cela : Le bikini directement trempé dans / Le basilic / La tomate / Le thym / L'olive / L'ail / Le laurier / La tapenade / L'essence de lavandier / Le ventre encore tout plein de / Cire sucrée / Caramel / Collé sur la peau / Je rentrai dans l'eau / Pour m'y rincer / Parce que le lendemain / Je devais te retrouver.
Le lecteur comprend vite que ces Impromptus ne sont pas qu'une douce rêverie sous le soleil d'un été peuplé de fleurs et de fruits. La légèreté est là, bien sûr, le plaisir de la baignade aussi. Mais il y a autre chose. " Il ne faudrait pas non plus qu'il y ait trop de soleil / Où nous n'aurions plus de larmes", écrit Céline Escouteloup. Ce livre n'est pas une oeuvre naïve malgré les joies des smoothies et du melon confit. Tant de fragilités, de menues fêlures s'y devinent, en demi-teintes ou presque. Dans cette incertitude-là, du presque à la façon de Jankélévitch. " Après la naissance / Il ne nous reste que la peau", déclare cette poète à peine trentenaire. Voilà bien une énigme qui tait autant qu'elle suggère. Du rapport au corps et au paysage, du rapport au sucré et au salé, au chloré même. Du rapport à l'être aimé et à ses mains de musicien.
Le photographe Jean-Luc Favre propose en écho des fragments de corps à la peau marquée ou gainés de latex, parfois cireux, plus souvent durs que doux. On y voit aussi des portraits de dos ou en déséquilibre qui ne laissent pas indifférent le regard qui s'attarde. 
Textes et images constituent un ensemble singulier que je conseille vivement. Céline Escouteloup n'a pas fini de nous étonner et je m'en réjouis sans réserve.

Extraits :

Dans la fente du volet
Voir à l'extérieur
La piscine éclatante

Penser homme

*

On accroche les hochets pleins de carreaux
De rouge et vert
De chevaux, de rubans
Aux fils à linge
Dans le soleil du matin
Même s'il n'y a plus de bébé
Justement, justement ça

On suspend les cintres en hauteur
Avec les robes, les chemises
Pour qu'elles soient moins froissées

Parfois, ça
Je ne peux pas regarder

*

Impromptus de bord de piscine de Céline Escouteloup est publié par la librairie devenue maison d'éditions La lucarne des Ecrivains. Il coûte 19 euros 90. (Prix justifié par les excellents tirages photographiques). 

photo La lucarne des Ecrivains

jeudi 8 juin 2017

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe

Résultat de recherche d'images pour "introduction a la pensee complexe edgar morin"Je relis avec plaisir et émotion Introduction à la pensée complexe d'Edgar Morin. J'admire la façon humble et joyeuse qu'il a de jongler avec les concepts, passant élégamment de la thermodynamique à Dostoïevski, de la biologie à Shakespeare.
C'est un livre absolument nécessaire pour tenter de penser la bouillonnante marmite du monde en évitant les écueils du simplisme, du réductionnisme, des idées disjonctives. Les pièges sont si nombreux. Celui de la logique rationalisante notamment, qui évacue toute honte bue ce qui n'adhère pas à son plan de raisonnement... et mutile ainsi la réalité dans sa multiplicité.

Extraits :

Nous approchons d'une mutation inouïe dans la connaissance : celle-ci est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les esprits humains, de plus en plus faite pour être engrammée dans des mémoires informationnelles et manipulées par les puissances anonymes, au premier chef les Etats. Or, cette nouvelle, massive et prodigieuse ignorance, est elle-même ignorée des savants. Ceux-ci, qui ne maîtrisent pas, pratiquement, les conséquences de leurs découvertes, ne contrôlent même pas intellectuellement le sens et la nature de leur recherche.

(Introduction à la pensée complexe a été écrit en 1990, soit avant le développement d'internet et des réseaux sociaux. Le phénomène constaté par Edgar Morin était déjà à l'oeuvre à l'époque mais il a empiré. En ce sens, ce texte est visionnaire.)

Qu'est-ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l'un et du multiple. Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d'événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l'inextricable, du désordre, de l'ambiguïté, de l'incertitude... D'où la nécessité, pour la connaissance, de mettre de l'ordre dans les phénomènes en refoulant le désordre, d'écarter l'incertain, c'est-à-dire de sélectionner  les éléments d'ordre et de certitude, de désambiguïser, clarifier, distinguer, hiérarchiser... Mais de telles opérations, nécessaires à l'intelligibilité, risquent de rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du complexus ; et effectivement, comme je l'ai indiqué, elles nous ont rendus aveugles.

(Edgar Morin se montre de nouveau visionnaire. Le détissage de la réalité complexe en réalité simple à des fins de rationalisation économique et comptable s'est considérablement aggravé. Comment, alors, penser sérieusement les technologies de la robotique et de l'intelligence artificielle si on s'enferme dans une logique de l'immédiat tronqueur et trompeur ? Comment accommoder au soi friable et incertain les énigmes grandissantes des deux infinis qui bouleversent nos conceptions étriquées de l'espace et du temps ?)

Une des conquêtes préliminaires dans l'étude du cerveau humain est de comprendre qu'une de ses supériorités sur l'ordinateur est de pouvoir travailler avec de l'insuffisant et du flou ; il faut désormais accepter une certaine ambiguïté et une ambiguïté certaine (dans la relation sujet/objet, ordre/désordre, auto-hétéro-organisation). Il faut reconnaître des phénomènes, comme liberté ou créativité, inexplicables hors du cadre complexe qui seul permet leur apparition. 

(Autrement dit, pour qu'une intelligence artificielle accède au statut de sujet sans cesser pour autant d'être un objet interférant, elle devra pouvoir penser le flou et entrer dans la dimension onirique sans laquelle rien n'est possible. C'est encore de la science-fiction mais plus pour longtemps. Alors, on se souviendra d'Asimov, de Bradbury et de Morin, ces grands visionnaires.)

Introduction à la pensée complexe d'Edgar Morin est disponible en Points-Seuil pour la modique somme de six euros.

mardi 30 mai 2017

James Hanley par Henry Miller

(A propos du roman La maison sans issues, huis clos dans une maison à Londres pendant les bombardements de la deuxième guerre mondiale)

Résultat de recherche d'images pour "james hanley la maison sans issue"Je me suis éveillé ce matin en pensant à La Maison sans Issues et j'ai rugi de rire. Je pensais à M. Johns, le marin ivre, à Clem le petit génie et à Léna sa femme, avec son "cancer au coeur". Et je lâchai un nouveau rugissement. Car ce livre entier n'est qu'un long et formidable rire d'ordure océanique noyée dans une jungle glauque d'icebergs fêlés, de démence, d'hystérie, de vomit, de flammes et d'hallucinations. Il part de tous les côtés à la fois, à la suite de M. Johns le marin, et filant avec lui par la tangente, va se perdre dans les limbes. Clem, le petit "geavénavie" n'en finit plus de retoucher son immortelle toile ; sa femme de courir après les pilules ou les compresses au vinaigre ; M. Johns, de chercher après un fichu verre ; l'homme au Philco, d'essayer de prendrée la Bolivie sur son poste de radio ; Gwen, d'attendre son Richard, et celui-ci, de son côté, de guigner les cadavres, les bombes incendiaires ou le bref répit que lui laisseront les fureurs punitives d'en-haut. Tout cela se passe dans une maison de Londres, une nuit de raid aérien. Une maison qui a tout de l'asile d'aliénés, qui est la réplique exacte de cette autre maison de fous qu'est le monde extérieur, sauf qu'elle se tient dans l'esprit et que rien ne saurait mettre un terme à ce mécanisme d'horloge en folie, qu'un cataclysme.
Le style auquel Hanley a recours pour enregistrer cette dégringolade hallucinante, est magnifiquement adapté aux exigences que l'auteur lui-même s'est fixé. On sent que l'écrivain n'est pas seulement présent dans la suite en apparence incohérente des événements qui s'accumulent et se chevauchent pêle-mêle, mais qu'il est au plus fort des ruines et du bric-à-brac de l'esprit même. La langue qu'il emploie est celle du désordre à son extrême, de la démoralisation totale, et il s'y tient d'un bout à l'autre, avec une rigidité et une consistance qui rappellent ce cauchemar dont Kafka fit sa demeure. L'humour est sauvage, explosif, tour à tour attendri et loufoque. C'est de l'humour altier, de l'humour de dieux qui roulent sous la table. Le narrateur ne s'accorde pas le moindre commentaire, fût-ce indirect, il a "la touche arctique"- de quoi faire courir un petit frisson glacé du haut en bas de la colonne vertébrale...

Incipit :

 Après que le déluge de bruit eût cessé, que le vent fût tombé, le marin s'affaissa. Il était malade. Ils étaient dans un désert d'air.
- "Nom de... ! Sors-moi d'ici," cria le marin.
- "Lève-toi," dit le petit homme ; il se mit à tirer. Des crissements se firent entendre.
- "C'est de la glace," dit le marin. "Sors-moi d'ici." Retombant, ses mains devinrent des tentacules, explorèrent tout autour. "La glace, ça me connaît,"dit-il, "il y a toujours quelque chose de mouvant en dessous de la glace, je m'y connais."
- Du verre, espèce d'idiot," dit le petit homme ; son imperméable bon marché dégouttait, son casque continuait à lui tomber sur le front. "Lève-toi !" Penché, les bras entourant le marin, il tirait, tirait dur.
- " Va au diable," cria-t-il, "quoi, tu es saoûl."
La lune émergea d'une gerbe de lents nuages.

Paru sous le titre original de No Directions et traduit de l'anglais par Jean-Claude Lefaure, la dernière édition en France de ce roman remonte à 1987 chez 10/18. J'en recommande vivement la lecture. Pour le style souvent proche du chaos des situations comme du chaos des corps. Dans la postface, l'universitaire Jean-Pierre Durix compare l'art de James Hanley à celui de Pinter et de Beckett.