mardi 24 septembre 2024

Les élèves du collège Blanqui, Par les Vivants-Bordeaux-Bacalan 1939-1945

Pendant l'année scolaire 2023-2024, les élèves de troisième du collège Blanqui à Bordeaux ont vécu une aventure émotionnelle et culturelle qu'ils n'oublieront pas. Sous la houlette bienveillante d'Émilie Mercier professeure d'espagnol et Olivier Delavaud professeur d'histoire-géographie, ils sont allés à la rencontre de l'histoire du quartier de Bacalan  sous l'Occupation allemande. 

Des archives municipales et départementales aux archives nationales à Paris, Giovanny, Elen, Lina, Selma, Elyase, Enzo, Ethân, Ilian, Nancy, Maël, Kenan, Isma, Tom, Helena, Majda, Alaaeddine et Farah ont endossé le rôle de l'historien fébrile. ils ont feuilleté de nombreux documents (plans, rapports sanitaires, compte rendu des rafles de juifs, registres d'écrou...) et mesuré l'épouvante d'une époque à nulle autre pareille. 

Leur livre au format italien, Par les Vivants-Bordeaux-Bacalan 1939-1945, rehaussé d'une iconographie nombreuse et variée,  rend hommage à la mémoire de Joseph Brunet et Roger Allo. Ouvriers et militants communistes, résistants, les deux furent fusillés au camp de Souge par les Allemands en 1941. 

Plusieurs pages sont consacrées  à la mémoire de Sabatino Schinazi, juif et médecin des pauvres. Dénoncé à l'occupant par l'Ordre des médecins, il est arrêté par la police française en juin 1942. Déporté à Drancy puis à Dachau, il meurt en février 1945 à Kaufering durant "les marches de la mort". Les collégiens ont eu de nombreux échanges avec les descendants de la famille Schinazi, dont Moïse, dernier fils survivant âgé de 93 ans. Lorsque l'Histoire avec sa grande hache sort des archives et s'incarne dans des visages et des voix, il faut imaginer la gravité qui a saisi ces adolescents. 

De même,  ils ont pu s'entretenir avec Boris Cyrulnik revenu à Bordeaux afin de poser deux pavés de mémoire devant la maison de ses parents "assassinés dans les camps". Le 10 janvier 1944, 21 enfants juifs sont conduits à la synagogue avant de rejoindre les convois de la mort. Boris Cyrulnik, six ans et demi, parvient à s'échapper. Avec l'aide d'une infirmière qui le cache sous le corps d'une femme mourante dans une camionnette. Comment se remet-on, si jeune, d'une  expérience aussi extrême ? Comment survit-on alors que les autres sont morts ? Quelles ressources intérieures transforment le mal absolu pour forger la volonté du bien au service d'autrui ? Boris Cyrulnik lui-même n'a pas la réponse. Tant le mystère de l'humain, en ses forces comme en ses faiblesses, est inexpugnable.

Enfin, et ce n'est pas le moindre, l'ouvrage évoque le "Juste parmi les nations" que demeure à tout jamais Aristides de Sousa Mendes. Consul du Portugal à Bordeaux, il sauva plus de dix mille juifs en leur accordant des visas malgré l'interdiction du dictateur Salazar. 

Désireux d'être exhaustifs dans leurs recherches, les collégiens mentionnent également la détention massive des nomades au camp de Mérignac dès 1940 et la construction de la Base sous-marine par, notamment, des prisonniers républicains espagnols. Poètes autant qu'historiens ; il est toujours bon d'établir des liens féconds entre tous les champs du savoir,  ils ont écrit ces quelques vers :  

Para la libertad, protesto, me alzo y mato. 

Para la libertad mis manos y mi corazón, 

 Como el sonido de tambores, 

Luchan y laten.

Alors qu'en France et partout dans le monde les extrêmes-droites déplient de nouveau leur voile crépusculaire, nous ne doutons pas que le cœur et les mains de ces jeunes continueront longtemps de vibrer et d'agir au secours de la liberté menacée. Grâces leur soient rendues !

Par les Vivants-Bordeaux-Bacalan 1939-1945 est disponible à la vente au collège Blanqui. Il coûte 7,50 €. L'argent récolté est d'ores et déjà investi dans la poursuite du projet en cette nouvelle année scolaire, avec d'autres élèves. Afin que le flambeau de la mémoire se transmette de génération en génération. Et, modernité oblige, un QR code en quatrième de couverture permet un voyage immersif qui restitue toute l'aventure.

Les coordonnées du collège sont évidemment disponibles sur internet.

vendredi 20 septembre 2024

Yannick Fassier, Le Soc

 


Le Soc
de Yannick Fassier est un livre de philosophie qui réconcilie le lecteur avec la possibilité d’espérer un monde meilleur. L’auteur, dont c’est le premier titre publié, ne se situe jamais en surplomb de la réalité humaine mais dans elle, avec elle et pour elle.

L’ouvrage se compose de quinze Sympoïèses ainsi définies : « La Sympoïèse est ce qui se crée en commun  mais surtout ce qui se tente. La nécessité de la contingence se dévoile dans la constance de ce jeu entre les parties pour la consistance. » De nombreux rhizomes et de nombreuses ramures accompagnent cette arborescence dont quelques Considérations bien (trop) actuelles et le philosophe, humble car lucide, forge poétiquement ses concepts sur son établi de terre et de ciel. C’est un cheminement souvent lyrique, voire métalyrique, soutenu par un désir de noétique, soit une « étude de la vie psychique dans sa composante intellectuelle (connaissance, pensée, représentation abstraite, conceptualisation) au regard de ses aspects affectifs et par opposition aux fonctions instrumentales cérébrales »*.

La première cheville ouvrière (œuvrière pourrait-on dire), du livre est le constat de la nécessité du soin. Le verbe panser revient souvent sous la plume de Yannick Fassier. Panser pour penser, penser en pansant. Et l’auteur de créer ce beau mot qui réunit les deux : paenser. Faisant appel aux mémoires de ses enfances, il évoque longuement le souvenir de son grand-père Maurice. Lequel était « un homme de la terre, avait ce don de faciliter le passage de la vie à l’éclosion de chaque nouvelle aurore. Il sentait que par cet outil, ce soc, sa main créatrice faisait s’exprimer la vie… »  Toutes les vies végétales et animales en toute saison, dans les sols et au-dessus, sans a priori esthétique et, surtout, sans désir de possession. Le grand-père n’était pas un propriétaire qui revendiquait brutalement sa terre en la déflorant mais un « nomade sédentaire » sur la terre dont il prenait soin.

Préférant l’argile au granit, la pensée du philosophe se plie et se déplie des racines jusqu’aux fruits, des humus jusqu’aux pollens. Et trame « des mondes qui s’ajoutent à d’autres mondes… Des mondes à voyager, à traverser, à s’imprégner… Des mondes où de multiples temporalités se côtoient. Où le temps de l’horloge n’est pas le temps de la terre. Où le temps du perce-neige n’est pas celui de l’abeille, ni le temps de la libellule celui du chêne. »  

Entre abstraction et concrétion, cette pensée s’inscrit presque farouchement dans la réalité du corps, Yannick Fassier allant jusqu’à comparer les méandres de son cerveau aux [contractions et déploiements] du lombric, cet animal fouisseur comme  la taupe chère à Nietzsche. « Toutes les philosophies… creusent, s’enfoncent, puis remontent. Elles sortent de terre, poussent, bourgeonnent, et pollinisent… il en poussera toujours quelque chose où viendront peut-être ensuite se greffer d’autres fleurs de pensées…Et de nouveau, il faudra laisser tout cela Ouvert. »

Ouvert. Tout est là, en opposition à ce qui est fermé à l’homme et pour l’homme de plus en plus réduit à l’état de chose voire de déchet par le néolibéralisme et ses armes de destruction massive. La langue même, glissant sans qu’on s’en aperçoive d’un mot à un autre, accule l’humain à la réification. Ainsi en est-il du mot emploi souvent substitué au mot travail. « On nous rappelle… qu’il nous faut trouver un emploi et de moins en moins un travail. Tout cela dans le but de servir à quelque chose – ou quelqu’un. » Car, « En tant qu’outils, on nous impose donc de nous adapter*. »

Mais qui est ce on ? Toujours le même bien sûr, la bouche en cœur sous le masque grimaçant. Le capitalisme, avec ses hommes de paille de la finance, de l’économie, de la politique et de la communication. Qui « [produisent] des éthiques à la chaîne pour les mettre au service [du] seul Capitalisme… Des éthiques interchangeables, modulables ou remplaçables aussi rapidement et facilement que les étiquettes de prix dans les rayons des centres commerciaux ou que les êtres humains numérotés dont le nom est moins connu que leur coût par les « ressources humaines » des multinationales où ils sont employés. Il s’agit ici de ce que j’appelle le marketing de l’éthique ».

Alors, comment résister à ce qui nous dépossède de nous et de l’autre ? Avec  quelle volonté penser et panser notre relation au monde ? Le capitalisme est « un simulacre de vie » auquel notre conscience aiguë, grimpante comme des haricots dans un potager, peut opposer notre singularité obstinée. Et l’art de la lenteur* à la vitesse des flux économiques. Afin de construire une nouvelle éthique sans cesse à remettre sur l’établi de la critique féconde : une Ethique contributive engageant notre responsabilité.

Extraits :

Le philosophe-artiste et le philosophe-médecin sont les deux faces d’une même pièce, les deux pieds engagés dans une même danse : la danse du paenser. Ce que tu souffres dans ton corps m’ensaigne à te prendre en soin. La carnation que nous partageons, notre défaut commun qu’il faut, nous déborde. Ce moins en excès de nos corps fait chair commune dans le monde. Si je t’abime, je m’abime. Tes ecchymoses mémorielles se font miennes et les meurtrissures de tes pointes aussi. Je réponds de toi par ce que je sais dans ma chair, dans l’immanence des corps que nous partageons et d’où nous propageons nos existences, où chacun se distingue en faisant l’autre distinct.

*

En accumulant et en consommant, nous dévoilons seulement que nous avons peur de laisser passer, de laisser devenir, mais aussi d’accepter que tout autre chose pourrait continuer à advenir sans nous, que ce monde n’a pas besoin de nous. Nous voulons ralentir tout en accélérant : ralentir virtuellement l’heure de notre mort en accélérant une consommation qui devient une consumation. Accélérer notre consommation pour ralentir notre consumation : ne serait-ce pas là l’oxymore des modernes par excellence ? Ces amputés de la métaphore dont le style de vie n’évoque plus que la figure de la mort ?

*

Le spectre de la décroissance ne fait peur qu’au capitalisme et à notre société anthropophage. Ce terme de décroissance ne veut d’ailleurs rien dire. Il n’arrange que les saigneurs de la destruction. Inquiétons-nous plutôt de ce que notre méconnaissance nous occulte la mécroissance que nous vivons. Il ne s’agit pas de décroître mais de bifurquer, de renverser certaines valeurs qui nous brisent et nous réduisent à moins que rien. Nietzsche parlait de transvaluation.

 

Une postface d’Alain Jugnon, intitulée Nietzsche éternel éducateur ou D’une écriture matérielle et de la lecture qui n’en revient jamais, accompagne l’ouvrage. Etoilée de nombreuses références littéraires et philosophiques (Lautréamont, Artaud, Deleuze, Derrida…), elle n’en dit pas moins l’essentiel : « Yannick Fassier est de son texte comme le poisson volant est de l’eau. L’image vient de Bernard Stiegler, notre maître ignorant et commun à Fassier et moi. C’est donc maintenant écrit par un écrivain. L’âme est mort, imaginons l’écriture qui est vie… Il y a une immanence dans ce livre qui est là, qui force le respect de la pensée comme un nouveau mode d’existence ».

Le Soc de Yannick Fassier est publié aux éditions Tarmac. Le dessin de couverture, Les Vents contraires, est une œuvre d’Amel Zmerli. L’ouvrage compte 195 pages et coûte 20 €.

 

*noétique : définition du dictionnaire de l'académie de médecine

*adapter : voir l'essai de Barbara Stiegler, "Il faut s'adapter. Sur un nouvel impératif politique", Gallimard 2019

*art de la lenteur : voir l'essai de Pierre Sansot, "Du bon usage de la lenteur", Payot et Rivages, 2000

dimanche 15 septembre 2024

Jean-Baptiste Pedini, Un monde à nu

 


Un monde à nu
de Jean-Baptiste Pedini est composé de deux ensembles de  courtes proses : Heures fétiches et Après le monde. Les premières proses sont ajourées de suspens et les deuxièmes présentent des blocs où le dire se ramasse en un seul souffle.

« Entre peur et désir, l’obscurité s’allonge. », écrit le poète. Quelque chose ne va pas exactement, ou plus,  dans les émois du corps sensuel. Les battements du sang, les mouvements de la bouche égarent les gestes. Une sourde menace isole l’amour dans les « décors sans désir ». Les heures fétiches, limpides, transparentes même, s’éloigneraient-elles inéluctablement ? Le ciel n’a peut-être plus d’horizon sûr. Les éléments tournent mal et leur dépôt de cendres « tache les sexes ». La mort en embuscade est un mauvais film qu’il faudrait pouvoir rembobiner.  Quelle « construction fragile » lui opposer quand les images du corps ne tiennent plus ensemble et qu’un écran noir les sépare, peuplé de chimères ? « L’intimité est un trou d’air », observe Jean-Baptiste Pedini. Depuis des millénaires, la pensée cherche à en trouver les bords qui en constitueraient l’appui, tente d’apprivoiser les contraires illusoires que sont le vide et le plein. D’où l’angoisse dont l’objet se délite avant même que d’apparaître. Seuls, parfois, « les poils dressés font barrage à la mort » quand « l’esprit s’accroche par accident à un territoire dénudé ».

Après le monde s’ouvre avec ces trois vers extraits des Feuillets d’Hypnos de René Char. « Je pense à la femme que j’aime. / Son visage soudain s’est masqué. / Le vide est à son tour malade. » Après le monde. Voilà bien encore une énigme.  « Je cherche un peu la vie d’avant dans le plat de nos ombres », écrit le poète. Mais comment faire si les rêves ont perdu toute substance ? Le monde est désormais saigné à blanc. Sans couleurs il n’a plus de reliefs auxquels se retenir. Et Jean-Baptiste Pedini, sur le ton du constat dont la lucidité glace le lecteur : « Je reconstitue le squelette d’une vie décomposée. Anatomie de clairs de lune et de regards fuyants. Bris d’une enfance délaissée. Le corps bâti tel un puzzle auquel une pièce manque. » Le manque donc, si mal incarné dans la chair comme dans la langue, et toujours recommencé. Dont le désir s’identifie à l’aune des représentations biaisées de l’autre et de soi. Ah ! si l’on pouvait en faire un puzzle sans incomplétude ! Mais n’est-ce pas cet empêchement inaugural qui éprouve la nécessité d’aboutir l’inabouti dans toute création humaine ? Y compris lorsque « nous jouissons dos à dos » !  

Dans l’un de ses précédents recueils, Trouver refuge,(Cheyne éditeur, 2017), ces lignes en écho : « Si le désir s’étiole, on peut se contenter d’en picorer les miettes. » et ces vers-là, dans Suivre l’océan, (éditions L’Ail des ours, 2022), : « pourtant on reste / comme un enfant partagé / entre l’angoisse / et l’émerveillement ». Jean-Baptiste Pedini, dans les bas bruits du silence, écrit patiemment une œuvre qui survivra aux épanchements dégoulinants de la poésie dite contemporaine, avec les mots les plus simples voire pauvres, et c’est ainsi que nous l’aimons sans réserve.

 

Extraits :

 

J’attends un signe.

Sous l’ongle le temps s’obscurcit, s’étend

à l’intérieur.

J’attends un signe, insensible à l’œil clos.

La mort au bout du sexe.

*

Jamais la bouche ne dit mieux que là.

Une mèche terreuse collée à la lèvre

Inférieure.

Un trait de suie guidant les langues.

*

Je te regarde danser sur une nuit en ruine. Il ne reste d’ici que des débris de peaux. On se mouille le doigt pour mieux les ramasser ; goûter encore la chaleur d’un sexe. La bestialité de la vie. Je te regarde danser sous un éclairage cru.

*

Je redoute à présent le saignement des entailles bleues. Celles sur lesquelles le cœur appuie avec une main lourde. Mais la violence ne dit rien de la chair. Les sexes coulent des bouches avec la même peur. Le désir est un saut hors du monde.

 

Un monde à nu de Jean-Baptiste Pedini est publié aux éditions Cheyne en 2024. Il coûte 17 €.

 

Pour mémoire,  Trouver refuge (éditions Cheyne, 2017), Angles morts (éditions Yves Perrine, 2016), Le ciel déposé là (éditions L’arrière-Pays, 2016) et Passant l’été (éditions Cheyne, 2012) sont également chroniqués sur ce blog.