dimanche 10 septembre 2017

Le voilà qui pense

Résultat de recherche d'images pour "bébés"J’ai deux ans et demi. Ma soeur se moque de moi quand je mets mon doigt sur mes lèvres. Tiens, le voilà qui pense. Evidemment, ça ne risque pas de lui arriver. Elle aura bientôt dix-sept ans. Ma mère dit qu’on n’est pas sérieux à cet âge-là. Elle l’a lu dans un magazine pour les vieux. Si j’avais les mots, je lui dirais que c’est pareil à quarante et à soixante-dix. Les pensées de ma mère ne vont jamais plus loin que le bout de son nez. Quant à celles de ma mémé, elles ne sortent même pas de sa tête. Elles marinent sous son crâne et sentent mauvais comme ses dessous de bras qu’elle refuse d’épiler.
Si je suis enclin à penser et à mettre mon doigt sur mes lèvres, je le dois à mon père. C’est un rêveur. Quand il rentre de l’usine, il se sert un grand verre de Pernod, s’assoit à côté de moi sur le canapé en poussant un long soupir, me demande si ça va comme je veux la santé et s’abîme dans ses rêves autant que dans son verre.
Les rêveurs pensent plus que les autres. Ils ont des dizaines de lèvres et des dizaines de doigts à mettre dessus. Parce qu’ils ont des dizaines de corps et des dizaines d’esprits. Des dizaines d’ailleurs. Ma mère en fait le reproche à mon père : T’es toujours ailleurs. Dans le ciel. C’est trop loin pour moi. Mon père hausse les épaules, bougonne, se sert un autre Pernod et retourne à ses songes.
Moi aussi je vais souvent dans le ciel. Je lève les yeux, je mets mon doigt sur mes lèvres et c’est comme un ascenseur ultra rapide. Je suis mieux là-haut qu’en bas. Beaucoup mieux. En bas, ça sent les dessous de bras de mémé, le parfum à la pomme de ma sœur et le sang de ma mère une fois par mois.
Quand je suis en haut et que je regarde en bas, ça me fait d’autant plus penser. Ce n’est pas toujours agréable. Je regarde et je pense aux chiures de mouches sur la table dans la cuisine. Je regarde et je pense au chien de la maison qui frotte son cul pelé contre les murs. Je regarde et je pense aux jambes de mémé. Toutes violettes, prêtes à éclater.
Alors, le plus souvent, je ne regarde rien et je ne pense à rien. J’en suis tellement heureux que je mets deux doigts sur mes lèvres. Regarder rien. Penser rien. Seulement flotter dans le ciel et rêver. Les nuages sont plus doux que les draps de mon lit. Ils dessinent des montagnes et des vallées, sculptent les visages des personnes que je choisis pour accompagner mes rêves. De beaux visages. De belles persones.

C’est là que je voudrais rester. Avec elles. Quand son heure sera venue, je proposerai à mon père de me rejoindre. Mais je lui demanderai de laisser en bas sa bouteille de Pernod. Je déteste les mauvaises odeurs.

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