J’ai deux ans et demi. Ma soeur se
moque de moi quand je mets mon doigt sur mes lèvres. Tiens, le voilà qui pense.
Evidemment, ça ne risque pas de lui arriver. Elle aura bientôt dix-sept ans. Ma
mère dit qu’on n’est pas sérieux à cet âge-là. Elle l’a lu dans un magazine
pour les vieux. Si j’avais les mots, je lui dirais que c’est pareil à quarante
et à soixante-dix. Les pensées de ma mère ne vont jamais plus loin que le bout
de son nez. Quant à celles de ma mémé, elles ne sortent même pas de sa tête.
Elles marinent sous son crâne et sentent mauvais comme ses dessous de bras
qu’elle refuse d’épiler.
Si je suis enclin à penser et à
mettre mon doigt sur mes lèvres, je le dois à mon père. C’est un rêveur. Quand
il rentre de l’usine, il se sert un grand verre de Pernod, s’assoit à côté de
moi sur le canapé en poussant un long soupir, me demande si ça va comme je veux
la santé et s’abîme dans ses rêves autant que dans son verre.
Les rêveurs pensent plus que les
autres. Ils ont des dizaines de lèvres et des dizaines de doigts à mettre
dessus. Parce qu’ils ont des dizaines de corps et des dizaines d’esprits. Des
dizaines d’ailleurs. Ma mère en fait le reproche à mon père : T’es
toujours ailleurs. Dans le ciel. C’est trop loin pour moi. Mon père hausse les
épaules, bougonne, se sert un autre Pernod et retourne à ses songes.
Moi aussi je vais souvent dans le
ciel. Je lève les yeux, je mets mon doigt sur mes lèvres et c’est comme un
ascenseur ultra rapide. Je suis mieux là-haut qu’en bas. Beaucoup mieux. En
bas, ça sent les dessous de bras de mémé, le parfum à la pomme de ma sœur et le
sang de ma mère une fois par mois.
Quand je suis en haut et que je
regarde en bas, ça me fait d’autant plus penser. Ce n’est pas toujours
agréable. Je regarde et je pense aux chiures de mouches sur la table dans la
cuisine. Je regarde et je pense au chien de la maison qui frotte son cul pelé
contre les murs. Je regarde et je pense aux jambes de mémé. Toutes violettes,
prêtes à éclater.
Alors, le plus souvent, je ne regarde
rien et je ne pense à rien. J’en suis tellement heureux que je mets deux doigts
sur mes lèvres. Regarder rien. Penser rien. Seulement flotter dans le ciel et
rêver. Les nuages sont plus doux que les draps de mon lit. Ils dessinent des
montagnes et des vallées, sculptent les visages des personnes que je choisis
pour accompagner mes rêves. De beaux visages. De belles persones.
C’est là que je voudrais rester. Avec
elles. Quand son heure sera venue, je proposerai à mon père de me rejoindre.
Mais je lui demanderai de laisser en bas sa bouteille de Pernod. Je déteste les
mauvaises odeurs.
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